Décision
Cass. soc., 31 mars 2004, n° 01-46.960, Société nouvelle Les Tricotages du Bassigny c/ Mme Anne Marie Fréquelin, épouse Voinchet, F-P+B (N° Lexbase : A7474DBG) Cassation de CA Dijon, 9 octobre 2001 Licenciement ; Annulation ; Hypothèse ; Nullité textuelle ou violation d'une liberté fondamentale ; Employeur licenciant des salariées pour des faits visés dans une plainte pénale ; Article 6 de la CESDH (N° Lexbase : L7558AIR) ; argument inopérant. |
Faits
1. Deux salariées ont attrait leur employeur devant un conseil de prud'hommes en paiement d'un rappel de salaires. L'employeur a déposé contre elles une plainte leur imputant d'avoir porté sur un cahier de production, aux fins de rémunération indue, des quantités supérieures au travail réellement effectué. La juridiction saisie a sursis à statuer dans l'attente de la décision pénale. Les deux salariées ont ensuite été convoquées par l'employeur, avec mise à pied conservatoire, à un entretien préalable au licenciement pour les motifs énoncés dans la plainte. 2. Le juge des référés a ordonné l'arrêt des procédures de licenciement et le maintien des contrats de travail, au motif que l'employeur ne pouvait utiliser comme griefs à l'égard de salariées, dès lors dans l'impossibilité de les contester sérieusement, des faits non encore établis par la décision pénale qu'il avait lui-même sollicitée, la poursuite pénale écartant pour lui tout risque de prescription et lesdites procédures constituant dans ces conditions un trouble manifestement illicite au regard notamment de l'article 6 de la CESDH. |
Solution
1."Le juge ne peut, en l'absence de disposition le prévoyant et à défaut de violation d'une liberté fondamentale, annuler un licenciement" ; "dès lors il n'entre pas dans les pouvoirs du juge des référés d'ordonner l'arrêt d'une procédure de licenciement et la poursuite du contrat de travail lorsque la nullité du licenciement n'est pas encourue". 2. Cassation sans renvoi au vu des articles L. 122-14-4 (N° Lexbase : L5569ACA), R. 516-30 (N° Lexbase : L0633ADS) et R. 516-31 (N° Lexbase : L0634ADT) du Code du travail. |
Commentaire
1. La confirmation de la jurisprudence Clavaud : un licenciement peut être annulé en cas de violation d'une liberté fondamentale Le législateur a choisi, depuis la loi du 13 juillet 1973, de sanctionner le défaut de cause réelle et sérieuse par l'octroi au salarié de dommages et intérêts dont le montant varie selon son ancienneté et l'effectif de l'entreprise à laquelle il appartient. Le juge ne peut pas imposer à titre de sanction la réintégration du salarié, celle-ci pouvant simplement être "proposée" à l'employeur (C. trav., art. L. 122-14-4, al. 1er N° Lexbase : L5569ACA). Le Code du travail a toutefois consacré toute une série d'hypothèses dans lesquelles le licenciement est réputé nul lorsque l'employeur a violé une prohibition expresse. La Cour de cassation a alors systématiquement considéré que l'annulation du licenciement permettait au juge des référés d'ordonner à l'employeur la réintégration du salarié. Depuis 2003, la réintégration apparaît d'ailleurs comme le prolongement naturel de l'annulation du licenciement (Cass. soc., 30 avril 2003, n° 00-44.811, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A7501BSM, lire La Cour de cassation consacre le droit à réintégration de la femme enceinte illégalement licenciée, Lexbase Hebdo n° 71 du jeudi 15 mai 2003 - édition sociale N° Lexbase : N7288AA8). Mais comment sait-on qu'un licenciement est nul ? Par application de l'adage bien connu "Pas de nullité sans texte", une disposition législative expresse est en principe nécessaire pour que le juge puisse annuler le licenciement et ordonner la réintégration. On sait toutefois, depuis la jurisprudence Clavaud (Cass. soc., 28 avril 1988, n° 87-41.804, Société anonyme Dunlop France c/ M. Clavaud, publié N° Lexbase : A4778AA9, Dr. soc. 1988, p. 428, conc. H. Écoutin, note G. Couturier), que la Cour de cassation admet une entorse à ce principe lorsqu'un licenciement a été prononcé en violation d'une liberté fondamentale. On s'est interrogé pendant longtemps sur la pérennité de cette solution. Depuis 2001, la Cour de cassation avait toutefois indiqué très nettement sa volonté de maintenir cette analyse (Cass. soc., 13 mars 2001, n° 99-45.735, Mme Hugues c/ Société France Télécom et autre, publié N° Lexbase : A0149ATP Dr. soc. 2001, p. 1117, obs. C. Roy-Loustaunau). La doctrine avait pu s'interroger sur la portée de cet obiter dictum. Elle pourra désormais se rassurer. Si une hirondelle ne fait pas le printemps et une décision isolée une jurisprudence, la formule vient d'être reprise dans cet arrêt rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 31 mars 2004 et destiné à être publié, pour l'exemple, au bulletin. Dans cette affaire, deux salariées réclamaient à leur employeur le paiement de rappels de salaires. Ce dernier contestait les preuves produites devant le juge prud'homal et avait porté plainte, vraisemblablement pour faux, usage de faux et tentative d'escroquerie. La juridiction prud'homale avait alors sursis à statuer, dans l'attente des résultats du procès pénal. L'employeur avait alors engagé, pour les faits visés dans la plainte, une procédure disciplinaire qui devait conduire à leur mise à pied. Les salariées avaient alors engagé une action en référé pour que soit suspendue la procédure de licenciement et obtenu gain de cause tant en première instance qu'en appel. La cour d'appel de Dijon avait en effet considéré que l'employeur ne pouvait utiliser comme griefs des faits non encore établis par la décision pénale et que les procédures disciplinaires engagées constituaient un trouble manifestement illicite au regard notamment de l'article 6 de la CESDH (N° Lexbase : L7558AIR). En d'autres termes, le juge avait considéré que l'employeur avait porté atteinte au droit au procès équitable et que cette atteinte justifiait, dès lors, la suspension de la procédure de licenciement. Le principe même selon lequel l'atteinte à un droit fondamental peut justifier l'annulation d'un licenciement et, par conséquent, la suspension de la procédure elle-même entachée de nullité, n'est pas remis en cause par la Cour de cassation qui reprend la formule déjà remarquée en 2001 : "le juge ne peut, en l'absence de disposition le prévoyant et à défaut de violation d'une liberté fondamentale, annuler un licenciement". La décision est pourtant cassée, la Chambre sociale de la Cour de cassation ayant estimé que "dès lors, il n'entre pas dans les pouvoirs du juge des référés d'ordonner l'arrêt d'une procédure de licenciement et la poursuite du contrat de travail lorsque la nullité du licenciement n'est pas encourue". 2. Une application contrôlée de la jurisprudence Clavaud : l'article 6 de la CESDH ne pouvait justifier en l'espèce l'annulation du licenciement La formulation utilisée par la Chambre sociale pour justifier la cassation offre plusieurs clefs possibles de compréhension. On peut se demander en effet si la solution est fondée sur une analyse des pouvoirs reconnus au juge des référés, comme en témoignent la formule utilisée ("dès lors il n'entre pas dans les pouvoirs du juge des référés") et le visa des articles R. 516-30 (N° Lexbase : L0633ADS) et R. 516-31 (N° Lexbase : L0634ADT) du Code du travail, ou sur les conditions dans lesquelles l'annulation du licenciement et, partant, la réintégration, peut être prononcée, comme l'attestent également l'autre partie de la formule ("lorsque la nullité du licenciement n'est pas encourue") et le visa de l'article L. 122-14-4 du Code du travail (N° Lexbase : L5569ACA). Il semble que les deux éléments sont bien liés et que la décision se justifie d'abord au fond parce que les conditions de l'annulation du licenciement n'étaient pas ici réunies. En premier lieu, le juge ne pouvait se fonder sur aucune disposition propre au droit du travail (sur cette exigence particulière en matière de référés : Cass. soc., 25 février 2003, n° 00-44.339, FS-P N° Lexbase : A3037A7M ; Cass. soc., 25 février 2003, n° 01-10.812, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A2630A7K, lire L'employeur ne peut obtenir en référé la réquisition de grévistes pour prévenir un dommage imminent, Lexbase Hebdo n° 61 du jeudi 6 mars 2003 - édition lettre juridique N° Lexbase : N6279AAS), qui prévoyait l'annulation du licenciement dans cette hypothèse précise. Le Code du travail protège bien le salarié visé par une procédure juridictionnelle, comme lorsqu'il témoigne pour dénoncer une discrimination (C. trav., art. L. 123-5 N° Lexbase : L5594AC8 ; L. 122-45-2 N° Lexbase : L1151AWK) ou dans une affaire de harcèlement (C. trav., art. L. 122-49 N° Lexbase : L0579AZH), mais ne prévoit rien dans l'hypothèse où le salarié est visé par une plainte au pénal et fait l'objet d'une procédure disciplinaire pour les mêmes faits. Reste alors à envisager l'autre hypothèse, exceptionnelle, de la violation d'une liberté fondamentale. C'est sans doute au droit au procès équitable que se référait la cour d'appel de Dijon qui avait fait référence à l'article 6 de la CESDH (N° Lexbase : L7558AIR). Or, ce n'est pas ainsi que l'entend la Chambre sociale de la Cour de cassation. Selon cette dernière en effet, la nullité du licenciement n'était pas ici "encourue". Il est possible d'hésiter sur la portée exacte de cette affirmation, malheureusement pauvrement motivée. La Cour rejette-t-elle toute possibilité d'obtenir l'annulation d'un licenciement qui contreviendrait aux dispositions de l'article 6 de la CESDH (N° Lexbase : L7558AIR), directement invocable par le justiciable devant le juge national, ou faut-il considérer qu'une telle atteinte n'était pas en l'espèce caractérisée ? Nous penchons plutôt pour la seconde analyse. La Cour de cassation n'a pas pour habitude de fermer, par principe, la porte à toute application ultérieure d'une règle juridique aussi fondamentale, des espèces particulières pouvant en effet justifier qu'il soit fait une application différente de la règle. La solution paraît donc se justifier par les particularités de l'espèce. Dans l'hypothèse où, en effet, la plainte déposée par l'employeur n'aboutirait pas, les faits visés dans la procédure disciplinaire ne pourraient être retenus par le juge prud'homal pour justifier un licenciement pour faute. Dès lors, le licenciement serait privé de sa justification et le salarié se retrouverait dans le cas de figure ordinaire d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse. Voilà qui explique le visa, dans l'arrêt, de l'article L. 122-14-4 du Code du travail (N° Lexbase : L5569ACA). Ce n'est alors que dans l'hypothèse où le licenciement apparaîtrait de surcroît comme contraire à une prohibition formelle ou à une liberté fondamentale du salarié, qu'il pourrait être annulé. Mais, en toute hypothèse, la précipitation manifestée par l'employeur qui avait engagé une procédure disciplinaire sans attendre le résultat de l'instance pénale ne semblait masquer aucune situation illicite susceptible de justifier l'annulation du licenciement. La solution nous semble donc parfaitement justifiée. Elle présente également un avantage considérable. Les salariées avaient, semble-t-il, brandi la violation de l'article 6 de la CESDH (N° Lexbase : L7558AIR) d'une manière incantatoire, ce qui avait d'ailleurs fortement impressionné le juge des référés. La Chambre sociale de la Cour de cassation, qui n'hésite pourtant pas à se fonder sur ces dispositions lorsque le besoin s'en fait sentir, ne s'y est pas laissée prendre. L'article 6 de la CESDH ne doit pas devenir la "bonne à tout faire" du droit du travail et justifier tout et n'importe quoi, au risque de déstabiliser totalement l'édifice (illustrant cette utilisation réservée de l'article 6 de la CESDH, la position très ferme arrêtée par l'Assemblée plénière de la Cour de cassation, désavouant la Chambre sociale, à propos des lois de validation législative : Cass. Ass. plén., 24 janvier 2003, A. c/ Assoc. Promotion des Handicapés dans le Loiret (APHL) N° Lexbase : A7229A4I, Dr. soc. 2003, p. 767, obs. J. Barthélémy ; D. 2003, p. 1648, note S. Paricard-Pioux). A bon entendeur ... |