I - L'impossibilité de saisir le juge des référés à titre préventif dans le cadre des conflits collectifs
Dans cette affaire, une partie du personnel d'un établissement accueillant des personnes âgées dépendantes avait engagé un mouvement de grève après l'échec de négociations salariales. L'association gérant le centre avait recruté des salariés sous contrat à durée déterminée ainsi que des travailleurs intérimaires pour remplacer les grévistes, en parfaite violation des articles L. 122-3 (N° Lexbase : L5455ACZ) et L. 124-2-3 du Code du travail (N° Lexbase : L5601ACG). Devant ce trouble manifestement illicite, le juge des référés avait ordonné à l'association de cesser de recourir à des salariés sous contrat de travail à durée déterminée ou en intérim pour assurer le remplacement du personnel gréviste. En contrepartie, et pour assurer la continuité du service aux personnes âgées, ce même juge avait ordonné à plusieurs grévistes, nommément désignées, d'assurer un service dans les trois nuits à venir selon horaires fixés par l'employeur. L'ordonnance avait été confirmée en appel, la cour de Toulouse ayant considéré que cette mesure "était nécessaire pour prévenir un dommage imminent".
C'est cette décision qui se trouve ici cassée, de surcroît sans renvoi conformément aux dispositions de l'article 627, alinéa 1er, du Nouveau Code de procédure civile (N° Lexbase : L2884AD8), la Chambre sociale de la Cour de cassation considérant que " les pouvoirs attribués au juge des référés en matière de dommage imminent consécutif à l'exercice du droit de grève ne comportent pas celui de décider la réquisition de salariés grévistes".
Si la teneur de la règle posée a le mérite d'être claire, elle n'en demeure pas moins très elliptique quant à son fondement. La formule générale contenue dans l'article 809 du Nouveau Code de procédure civile (N° Lexbase : L3104ADC), et qui autorise le juge des référés à prendre "les mesures conservatoires ou de remise en état qui s'imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite", semblerait pourtant autoriser de telles mesures prophylactiques, dès lors qu'elles apparaîtraient justifiées. On pourrait alors admettre que la cassation soit prononcée pour manque de base légale, le juge d'appel n'ayant pas suffisamment caractérisé en quoi la situation rendait nécessaire la mesure de réquisition. Mais la cassation est prononcée pour violation de la loi et l'exclusion acquiert donc la force d'un principe : le juge des référés ne tire pas de l'article 809 du Nouveau Code de procédure civile (N° Lexbase : L3104ADC) le pouvoir de réquisitionner des salariés grévistes pour prévenir un dommage imminent.
Si le fondement de l'affirmation ne saurait être trouvé du côté des règles qui gouvernent le référé, il peut être recherché du côté des dispositions relatives à la grève. On notera, en effet, que l'arrêt du 25 février 2003 a été rendu au double visa des articles 809 du NCPC et 7 du Préambule de la Constitution de 1946. Or, ce dernier texte dispose, rappelons-le, que "le droit de grève s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent". C'est déjà sur le fondement de cette disposition que la Cour de cassation avait, en 1995, rendu inopposable aux salariés les dispositions d'une convention collective leur imposant de respecter un préavis avant de se mettre en grève (Cass. soc., 7 juin 1995, n° 93-46.448, Transports Séroul c/ M Beillevaire et autres, publié N° Lexbase : A2101AA3 : Dr. soc. 1996, p. 37, chron. Ch. Radé - D. 1996, p. 75, note B. Mathieu).
En d'autres termes, une atteinte au droit de grève supposerait l'existence d'un texte particulier, aucune disposition à caractère général n'étant susceptible de fonder une atteinte à un droit constitutionnellement reconnu.
II - Une solution problématique pour l'entreprise
L'exclusion, par principe, de toute saisine à titre préventif du juge des référés pour "prévenir un dommage imminent" n'est pas sans poser problème. Dans cette affaire, on rappellera que l'établissement en cause s'occupait de personnes âgées dépendantes qui nécessitent une surveillance accrue. Interdire la réquisition de salariés grévistes n'expose-t-il pas les pensionnaires à des risques extrêmement préoccupants ?
La Chambre sociale de la Cour de cassation n'a bien entendu pas négligé ces risques, mais part du principe que l'employeur dispose d'autres moyens d'assurer la continuité de son activité pendant la durée du conflit. Certes, le recours au travail à durée déterminée ou à des intérimaires lui est légalement interdit. Mais il dispose d'autres ressources pour faire face à la situation : recrutement de salariés sous contrat à durée indéterminée (Cass. soc., 24 juillet 1952 : Dr. Soc. 1952, jur. p. 683, obs. P. Durand), glissement de salariés non-grévistes sur les postes laissés vacants par les grévistes (Cass. soc., 15 février 1979, n° 76-14.527, SA Descours et Cabaud c/ Mille, Marino, Berger, Binci, Alajarin, Chabert, Guigou, Canu, Comentale, Ormeachea, Tsalikian, Percivalle, Buti, publié : Bull. civ. V, n° 114 N° Lexbase : A1634AB7), délocalisation de l'activité, recours à la sous-traitance (Cass. soc., 15 févr. 1979 : préc.), utilisation des services de salariés mis à disposition (lire d'une manière générale J.-E. Ray , Les pouvoirs de l'employeur à l'occasion de la grève, Librairies techniques - BDE, 1985, préface G. Lyon-Caen, sp. p. 153 et s.), ou encore recours exceptionnel à des bénévoles (Cass. soc., 11 janvier 2000, n° 97-22.025, M Trouboul et autres c / société Entremont, publié : D. 2000, jur. p. 369, note Ch. Radé N° Lexbase : A4722AGY).
En d'autres termes, l'employeur ne peut certes pas recruter de salariés précaires mais dispose d'autres moyens pour faire face à une grève. Il lui suffit également de trouver un terrain d'entente avec les grévistes pour que ces derniers reprennent leur poste et mettent un terme à la situation qui préoccupe l'employeur. Admettre directement le recours au juge des référés, dans ces conditions, ferait par conséquent peser sur la grève une contrainte trop importante et priverait les salariés du seul véritable moyen de pression collective dont ils disposent.
Il faut d'ailleurs préciser que cet arrêt ne ferme bien entendu pas totalement la porte du juge des référés en matière de conflits collectifs. Seul l'usage préventif est ici écarté, mais non l'usage curatif. L'employeur pourra toujours saisir le juge des référés pour faire cesser un "trouble manifestement illicite", comme en présence d'atteintes à la liberté du travail. Dans ces hypothèses classiques, il pourra alors demander la mise en chômage technique de l'entreprise, l'expulsion des grévistes ou la désignation d'un médiateur, s'il souhaite encore négocier.
Reste une question en suspens que ne règle pas l'arrêt. La solution sera-t-elle différente lorsque l'employeur aura fait inscrire le principe de la réquisition des salariés dans le règlement intérieur ? On sait en effet que la jurisprudence valide ces dispositions dès lors qu'elles répondent au double critère de nécessité et de proportionnalité (C. trav., art. L. 122-35 N° Lexbase : L5548ACH). Ainsi, le souci d'assurer la protection des travailleurs et de la population justifie ce genre de prévention (CE, 12 novembre 1990, n° 95856, Ministre des affaires sociales et de l'emploi et Société Atochem : RJS 1991, n° 235 N° Lexbase : A6135AQB), à condition toutefois que ces mesures soient strictement limitées (CE, 12 octobre 1992 : D. 1992, IR p. 260). Dans cette hypothèse, l'employeur pourrait-il s'appuyer sur ce règlement intérieur pour obtenir du juge des référés une injonction ? Une réponse positive nous paraît envisageable car, dans ce cas de figure, on se trouve moins dans une hypothèse de prévention d'un dommage à venir que dans la situation d'un trouble qu'il convient de faire cesser, le trouble résultant ici du refus opposé par les salariés de se conformer aux dispositions du règlement intérieur. Il faudra sans doute attendre que la Cour de cassation se prononce pour que la portée de cette décision soit précisée.