[Jurisprudence] Revirement de jurisprudence : un acte commis par le salarié dans le cadre de sa vie privée peut désormais constituer une faute professionnelle

par Sonia Koleck-Desautel, Docteur en droit, Chargée d'enseignement à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV

S'il n'existe dans le Code du travail aucune définition de la faute susceptible de donner lieu à l'engagement de poursuites disciplinaires, la loi se contentant de définir la faute comme un "agissement du salarié considéré par l'employeur comme fautif" (C. trav., art. L. 122-40 N° Lexbase : L5578ACL), la jurisprudence considérait jusqu'à présent que la faute se caractérisait par la violation injustifiée d'une obligation professionnelle licite. Par conséquent, un fait tiré de la vie privée du salarié ne pouvait en aucun cas justifier un licenciement disciplinaire, puisque, par définition, la faute n'était pas de nature professionnelle en pareil cas. Tout au plus un tel fait pouvait-il justifier un licenciement pour motif personnel non fautif, à condition toutefois que ce fait ait eu des répercussions sur le bon fonctionnement de l'entreprise. Cette approche traditionnelle de la faute est remise en cause par un arrêt en date du 2 décembre 2003, dans lequel la Haute juridiction vient décider qu'un acte commis par un salarié dans le cadre de sa vie privée peut se rattacher à sa vie professionnelle et constituer une faute disciplinaire. Cet arrêt, qui fera date, opère un important revirement de jurisprudence.

Dans cette affaire, un salarié embauché en qualité de chauffeur poids lourd voit son permis de conduire retiré puis annulé par la juridiction pénale à la suite d'un contrôle de son taux d'alcoolémie effectué alors qu'il conduisait un véhicule en dehors de l'exercice de ses fonctions. L'employeur lui reprochant la rétention immédiate du permis de conduire, le dépistage positif d'un éthylisme en récidive et le danger réel qu'il représentait pour lui-même et pour les autres usagers de la route, le salarié est licencié pour faute grave. Ce dernier saisit alors la juridiction prud'homale, laquelle estime toutefois que le licenciement repose sur une cause réelle et sérieuse. La cour d'appel de Colmar infirme quant à elle le jugement, considérant que la conduite en état alcoolique commise à titre privé et non dans l'exécution du contrat de travail, ne peut caractériser une faute disciplinaire et fonder un licenciement disciplinaire.

L'employeur forme alors un pourvoi devant la Cour de cassation et celle-ci casse l'arrêt des juges d'appel. Elle énonce, au visa des articles L. 122-6 (N° Lexbase : L4757DC8), L. 122-8 (N° Lexbase : L5558ACT) et L. 122-40 (N° Lexbase : L5578ACL) du Code du travail, que "le fait pour un salarié affecté en exécution de son contrat de travail à la conduite de véhicules automobiles de se voir retirer son permis de conduire pour des faits de conduite sous l'empire d'un état alcoolique, même commis en dehors de son temps de travail, se rattache à sa vie professionnelle".

Ainsi, désormais, si le salarié commet un acte fautif dans le cadre de sa vie extra-professionnelle "se rattachant" à sa vie professionnelle, cet acte peut être considéré comme une faute professionnelle justifiant une sanction disciplinaire pouvant aller jusqu'au licenciement pour faute grave, comme c'était le cas en l'espèce. Certains comportements commis en dehors du temps de travail peuvent, aux yeux de la Cour de cassation, se rattacher à la vie professionnelle du salarié. Autrement dit, une faute commise dans le cadre de la vie privée peut donc être constitutive d'une faute professionnelle. La Cour de cassation se livre, par là-même, à une extension considérable de la notion d'acte "se rattachant à la vie professionnelle" du salarié.

Cette jurisprudence remet en cause l'approche classique de la faute professionnelle. En effet, jusqu'à présent, la Cour de cassation, sur le fondement des articles 9 du Code civil (N° Lexbase : L3304ABY) et L. 122-45 du Code du travail (N° Lexbase : L5583ACR), considérait que les faits imputés à un salarié relevant de sa vie personnelle ne pouvaient constituer une faute. Ainsi, dans une affaire où une salariée engagée par un établissement bancaire en qualité d'employée administrative avait été licenciée pour faute grave à la suite de sa mise en examen et de son incarcération pendant plusieurs semaines pour vol de véhicules, falsification de pièces d'identité et détention d'armes à feu, la Cour de cassation avait estimé que "les faits imputés à la salariée relevaient de sa vie personnelle et ne pouvaient constituer une faute" (Cass. soc., 18 juin 2002, n° 00-44.111, Mme Monique Durand c/ Caisse régionale de Crédit agricole mutuel (CRCAM) de Toulouse et Midi-Pyrénées, inédit N° Lexbase : A9649AYZ ; cf. dans le même sens, Cass. soc., 16 décembre 1997, n° 95-41.326, M X c/ Office notariale de Mes Ryssen et Blondel, publié N° Lexbase : A2206AAX ; Cass. soc., 11 juillet 2000, n° 98-42.180, M. Philippe Capet c/ M. Spruyt, inédit N° Lexbase : A5938CRD).

Pour pouvoir être qualifié de fautif, le comportement de l'intéressé devait se rattacher à sa vie professionnelle stricto sensu, c'est-à-dire qu'il devait être lié à l'exécution du contrat de travail et être relevé au lieu ou au temps de travail (Cass. soc., 23 octobre 2002, n° 00-41.671, M. Guy Guérin c/ Caisse centrale d'activités sociales des personnels des industries électrique et gazière (dite CCAS), inédit N° Lexbase : A3389A3W).

Toutefois, la jurisprudence a été amenée à préciser que si le fait incriminé, bien que se rapportant à la vie personnelle du salarié, se rattachait à la vie professionnelle et à l'entreprise, il pouvait être qualifié de faute disciplinaire. Ainsi, le comportement d'un salarié, qui avait remis en connaissance de cause à son épouse des bulletins de paie que celle-ci avait falsifiés, et qui avait tenté de tromper son employeur en lui remettant des documents bancaires qu'il savait avoir été falsifiés par son épouse, pour tenter d'obtenir un prêt immobilier et pour se soustraire aux poursuites exercées par leurs créanciers sur ses salaires, "se rattachait à sa vie professionnelle" et était par conséquent fautif (Cass. soc., 23 octobre 2002, n° 00-41.671, M. Guy Guérin c/ Caisse centrale d'activités sociales des personnels des industries électrique et gazière (dite CCAS), inédit N° Lexbase : A3389A3W ; cf. également Cass. soc., 24 juin 1998, n° 96-40.150, M X c/ Caisse régionale de Crédit agricole mutuel de la Haute-Vienne et autre, publié N° Lexbase : A5588ACX : dans cette affaire, pour réaliser une escroquerie, le salarié avait utilisé les services de la banque qui l'employait). Dans ces espèces toutefois, les faits litigieux avaient un rapport direct avec le travail du salarié.

Or, dans l'affaire ayant donné lieu à l'arrêt ici rapporté, il semble difficile d'admettre que la conduite en état d'ivresse du salarié en dehors de son temps de travail ait pu justifier un licenciement pour faute grave. Tout au plus aurait-il été concevable de se référer à la jurisprudence traditionnelle selon laquelle un fait tiré de la vie privée du salarié peut, exceptionnellement, fonder un licenciement non disciplinaire, mais à la condition que le comportement du salarié, "compte tenu de la nature de ses fonctions et de la finalité propre de l'entreprise", ait créé "un trouble caractérisé au sein de cette dernière" (Cass. soc., 17 juillet 1996, n° 93-46.393, M. Mohand Saib, inédit N° Lexbase : A2823A3X ; Cass. soc., 16 décembre 1997, n° 95-41.326, M X c/ Office notariale de Mes Ryssen et Blondel, publié N° Lexbase : A2206AAX) ; dans ce cas, les juges font prévaloir l'intérêt de l'entreprise sur le droit au respect de la vie privée du salarié.

Même dans l'hypothèse où le comportement du salarié créait un trouble caractérisé au sein de l'entreprise, le licenciement ne pouvait être fondé sur une faute commise par le salarié dans le cadre de sa vie privée, mais sur les conséquences de cet acte. Il ne pouvait donc s'ensuivre une sanction disciplinaire ; seul un licenciement non disciplinaire était admis.

Faute pour l'employeur de pouvoir établir l'existence d'un tel trouble, l'employeur ne pouvait licencier le salarié pour un acte commis par ce dernier en dehors du lieu et du temps de travail. Or, en l'espèce, il n'est nullement fait mention d'un quelconque trouble apporté au bon fonctionnement de l'entreprise, ni même des répercussions que le comportement du salarié aurait pu avoir dans l'entreprise.

Désormais donc, un acte commis par le salarié dans le cadre de sa vie extra-professionnelle peut non seulement fonder à lui seul un licenciement, sans qu'il soit nécessaire pour l'employeur d'établir l'existence d'un préjudice causé à l'entreprise à la suite de la commission de cet acte, mais encore cet acte peut revêtir le caractère d'une faute justifiant une sanction disciplinaire.

La faute professionnelle n'est plus seulement retenue en cas d'exécution défectueuse ou d'inexécution des obligations découlant du contrat de travail, mais également en cas de comportement fautif dans le cadre de la vie personnelle du salarié.

Il y a quelques mois de cela, il était relevé dans cette revue que si le législateur avait "bâti une véritable forteresse destinée à protéger le salarié contre les atteintes à sa vie privée", cette protection était en fait limitée (Vie privée et vie professionnelle : retour sur un couple sulfureux, Lexbase Hebdo n° 67 du 17 avril 2003 N° Lexbase : N6979AAQ) : l'arrêt du 2 décembre 2003 se fait l'écho de ces limites.