1. L'interdiction de façade d'invoquer la vie privée du salarié
Le législateur a bâti une véritable forteresse destinée à protéger le salarié contre les atteintes à sa vie privée (1.1). Pourtant, et sous couvert de protéger l'intérêt de l'entreprise, la vie privée du salarié continue à peser sur son sort au sein de l'entreprise (1.2).
1.1. Une protection apparente contre les atteintes à la vie privée
Les instruments de cette protection sont connus.
Il s'agit, en premier lieu, des dispositions de l'article L. 122-45 du Code du travail (N° Lexbase : L5583ACR), prohibant de nombreuses formes de discriminations à toutes les étapes de la carrière du salarié, de l'accès à l'entreprise jusqu'à la rupture de son contrat, en passant par la rémunération ou l'accès à la formation.
L'article L. 120-2 du Code du travail (N° Lexbase : L5441ACI), inséré dans le Code du travail par la loi du 31 décembre 1992, constitue également un instrument efficace de protection des droits fondamentaux des salariés et de leurs libertés individuelles. Invoqué tant au stade de l'embauche, pour tenter de contrôler le recours à des techniques attentatoires aux libertés, qu'au stade du contrôle de la validité des clauses portant atteinte notamment à la liberté du travail (clauses d'exclusivité, clause de non-concurrence) ou au droit de choisir librement son domicile (clauses de mobilité), le principe fondamental de conciliation entre les libertés des salariés et les intérêts de l'entreprise se traduit par la mise en oeuvre d'un contrôle de la nécessité et de la proportionnalité des atteintes aux libertés.
La mise en place d'interdits législatifs s'accompagne depuis la loi du 16 novembre 2001 d'un renforcement des règles de preuve. Sous l'influence du droit communautaire, en effet, le législateur français a, à la suite d'ailleurs de la Cour de cassation, allégé la charge de la preuve des victimes de discriminations. Le salarié qui se prétend victime d'une discrimination n'aura en effet plus à en prouver tous les éléments constitutifs de la discrimination mais seulement "des éléments de fait laissant supposer l'existence d'une discrimination directe ou indirecte" (C. trav., art. L. 122-45, al. 4 N° Lexbase : L5583ACR). L'employeur pourra renverser cette présomption en établissant que "sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination", mais il supportera alors le risque de la preuve et succombera s'il ne parvient à convaincre le juge de la justesse de ses arguments.
Enfin, on rappellera qu'aucun licenciement disciplinaire ne peut intervenir pour sanctionner des faits qui relèvent de la vie privée du salarié car seules peuvent être sanctionnées des fautes "professionnelles", c'est-à-dire liées à l'exécution du contrat de travail (Cass. soc., 14 mai 1997, n° 94-45.473 N° Lexbase : A1682ACB - Cass. soc., 16 décembre 1997, n° 95-41.326 N° Lexbase : A2206AAX).
1.2. Une protection limitée par la prise en compte de l'intérêt de l'entreprise
Le contrat de travail lie, au-delà de deux patrimoines, deux personnes qui seront amenées à travailler en commun. Il s'agit d'un contrat conclu intuitu personae, où la personne du salarié compte sans doute plus que tout. Ce dernier est en effet moins recruté pour son savoir-faire que pour sa capacité à s'adapter aux attentes de son employeur. Dans ces conditions, on ne sera pas étonné que l'employeur puisse invoquer des éléments de la vie personnelle du salarié pour en tirer des conséquences à toutes les étapes de la relation professionnelle, qu'il s'agisse du recrutement, de la gestion de la carrière ou de la rupture du contrat de travail.
Le Conseil constitutionnel l'a affirmé à plusieurs reprises, l'employeur doit être libre de choisir ses collaborateurs (DC n° 88-244 du 20 juillet 1988). Il s'agit d'une manifestation du principe de la liberté d'entreprendre (décision n° 99-423 DC du 13 janvier 2000, section 1, concernant la loi Aubry II relative à la réduction négociée du temps de travail N° Lexbase : A8786ACE). Certes, l'article L. 122-45 du Code du travail lui interdit de refuser d'embaucher un salarié pour l'un des motifs illicites énumérés par le texte, motifs qui couvrent, par leur nombre, la plupart des pans de la vie privée puisque sont concernés l'origine, le sexe, les moeurs, l'orientation sexuelle, l'âge, la situation de famille, l'appartenance à une ethnie, une nation ou une race, les opinions politiques, les activités syndicales ou mutualistes, les convictions religieuses, l'apparence physique, le patronyme, l'état de santé ou le handicap. Mais il apparaît qu'au-delà de cette première impression, l'employeur peut invoquer non seulement la non-conformité de l'offre à la demande, mais il lui suffira de définir de manière imprécise les caractéristiques de l'emploi à pourvoir pour être en mesure de se réfugier derrière quelques prétextes et refuser de recruter un salarié, précisément pour un motif illicite.
Certes, la loi du 16 novembre 2001 facilite la preuve d'une discrimination et expose l'employeur à des poursuites plus fréquentes. On remarquera toutefois que, contrairement à ce qui est parfois affirmé, la loi ne dispense pas totalement le salarié de toute preuve, mais se contente d'alléger son fardeau et les "éléments objectifs étrangers à toute discrimination" exigés par la loi pourront être assez aisément rapportés, l'employeur pouvant faire valoir l'insuffisance de l'expérience professionnelle dans des fonctions comparables, l'absence de qualités de caractère nécessaires pour les fonctions, les difficultés à travailler en équipe, etc.
L'article L. 122-45 du Code du travail ne s'applique pas seulement pendant la phase de recrutement. Il concerne également la rémunération, la formation, le reclassement, l'affectation, la qualification, la classification, la promotion professionnelle, ou encore la mutation. Or, on sait très bien que les progressions de carrière ne répondent pas toujours à des critères purement quantitatifs. Le pouvoir d'individualisation des rémunérations conduit souvent l'employeur à subordonner l'octroi de primes ou de promotions à des critères liés au mérite individuel des salariés, selon des critères purement subjectifs, tels la motivation, la capacité à mettre en oeuvre des orientations stratégiques, etc. Comment, dans ces conditions, exclure que des considérations tirées de la vie personnelle déterminent en partie les choix ? Comment nier que l'employeur préfèrera promouvoir un salarié célibataire sans enfant et non un salarié chargé de famille sur un poste à responsabilité exigeant une grande mobilité et une grande disponibilité ? Dans la mesure où la loi elle-même reconnaît, pour certains cadres (C. trav., art. L. 212-15-3 N° Lexbase : L7951AIC), que l'activité doit être déconnectée d'un décompte précis de la durée horaire de travail, il n'est pas possible de prétendre que le droit de faire travailler un cadre 13 heures par jours, 6 jours sur 7, est sans incidence sur sa vie personnelle et familiale.
Une remarque comparable vaut à l'occasion de la rupture du contrat de travail. La loi interdit de prendre en compte des caractéristiques personnelles pour licencier un salarié, et les cas de licenciements annulés en raison de leur caractère discriminatoire sont légion. Mais l'examen attentif de la jurisprudence de la Cour de cassation montre que la validité du licenciement dépend souvent d'un effort essentiellement rhétorique. Ainsi, et contrairement à ce qui prévaut pour les salariés victimes d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle qui disposent d'une relative immunité (C. trav., art. L. 122-32-2 N° Lexbase : L5519ACE), le licenciement d'un salarié inapte à la suite d'un accident de la vie privée ou d'une maladie non professionnelle est possible dans les conditions du droit commun, c'est-à-dire pour une cause réelle et sérieuse. Si l'employeur veut échapper au grief de discrimination tiré de l'article L. 122-45 du Code du travail, il devra fonder le licenciement sur un motif autre que la maladie. Le licenciement sera ainsi justifié "par la situation objective de l'entreprise qui se trouve dans la nécessité de pourvoir au remplacement définitif d'un salarié dont l'absence prolongée ou les absences répétées perturbent son fonctionnement" (Cass. soc., 16 juillet 1998, n° 97-43.484 N° Lexbase : A3150ABB ). Même si, officiellement, c'est la prise en considération de l'intérêt de l'entreprise qui justifie le licenciement, c'est bien la maladie du salarié qui se trouve indirectement prise en compte et sanctionnée. Que le salarié soit licencié en raison de sa maladie ou en raison des conséquences que cette maladie entraîne sur le fonctionnement normal de l'entreprise ne change finalement rien, puisque dans les deux hypothèses le licenciement sera considéré comme étant justifié.
2. L'opposabilité de la vie privée à l'employeur
C'est ici un phénomène récent mais qui ne pourra que prendre de l'importance dans les années à venir. La jurisprudence et le législateur consacrent en effet de nombreuses hypothèses où le salarié est en droit de résister au pouvoir de direction de l'employeur en raison d'impératifs familiaux (2.1). La loi ménage également des hypothèses toujours plus nombreuses de congés et autres autorisations d'absence en raison d'événements familiaux divers (2.2).
2.1. La résistance au pouvoir de direction
Le salarié n'a pas le droit, en théorie, de s'opposer à l'exercice par l'employeur de son pouvoir de direction, et ce dernier n'a pas, en principe, à se justifier lorsqu'il donne une instruction. Pourtant, l'examen de la jurisprudence relative notamment à la mise en oeuvre des clauses du contrat de travail montre une montée en puissance de la prise en considération des impératifs familiaux. Ainsi, lorsque l'employeur décide de muter géographiquement un salarié en exécution d'une clause de mobilité, l'existence d'impératifs personnels ou familiaux peut jouer à deux niveaux. Un certain nombre de décisions caractérisent, en premier lieu, un abus dans la mise en oeuvre de la clause lorsque le salarié muté rencontrait des difficultés personnelles sérieuses et que l'employeur n'en a pas tenu compte (Cass. soc., 18 mai 1999, n° 96-44.315 N° Lexbase : A4654AGH : Dr. soc. 1999, p. 734, obs. B. Gauriau - Cass. soc., 6 février 2001, n° 98-44.190 N° Lexbase : A3619ARH). Mais certaines juridictions vont plus loin. Elles considèrent que le refus d'exécuter une clause de mobilité, dont la mise en oeuvre ne serait pourtant pas abusive, peut se justifier par l'existence d'impératifs familiaux. Dans ces conditions, le refus ne sera pas nécessairement fautif et la jurisprudence a pu refuser, dans de pareilles conditions, la qualification de faute grave (CA Bordeaux, 11 décembre 2000), voire refuser de considérer que le licenciement du salarié ne reposait pas sur une cause réelle et sérieuse (CA Nancy, 24 avril 2001).
Cette opposabilité des motifs personnels ou familiaux à l'employeur a d'ailleurs été formellement consacrée par le législateur dans l'hypothèse particulière du travail de nuit. Le Code du travail prévoit désormais que "lorsque le travail de nuit est incompatible avec des obligations familiales impérieuses, notamment avec la garde d'un enfant ou la prise en charge d'une personne dépendante", le salarié peut demander son affectation sur un poste de jour (C. trav., L. 213-4-2 N° Lexbase : L0695ATW) et refuser, lorsqu'il était affecté sur un travail de jour, de passer sur un horaire de nuit "sans que ce refus constitue une faute ou un motif de licenciement" (C. trav., art. L. 213-4-3 N° Lexbase : L0696ATX). Cette dernière disposition est particulière intéressante. Lorsque le salarié a en effet été embauché pour un travail de jour, l'article L. 213-4-3 du Code du travail ne lui apporte aucune prérogative nouvelle dans la mesure où la jurisprudence considère que le passage d'un horaire de jour à un horaire de nuit constitue une modification du contrat de travail qui peut être refusée par le salarié (Cass. soc., 27 février 2001, n° 98-43.783 N° Lexbase : A0533ATW - Cass. soc., 5 juin 2001, n° 98-44.781 N° Lexbase : A5253ATQ). Mais elle prend toute sa valeur lorsque le contrat de travail prévoit la possibilité pour l'employeur d'affecter le salarié aussi bien le jour que la nuit. Dans cette hypothèse, le passage sur un horaire de nuit relève du pouvoir de direction de l'employeur et l'article L. 213-4-3 donne au salarié un véritable droit de veto au nom d'impératifs familiaux.
2.2. Le droit aux congés
De nombreuses dispositions législatives ont consacré, ces dernières années, de nouveaux congés qui montrent l'emprise toujours plus forte de la vie privée du salarié sur sa vie professionnelle. On rappellera ainsi que la loi du 25 juillet 1994 a créé le congé pour enfant malade qui permet au salarié de s'absenter de son travail 3 jours par an pour soigner un enfant de moins de 16 ans malade (C. trav., art. L. 122-28-8 N° Lexbase : L5509ACZ). Dans le même esprit, la loi du 9 juin 1999 relative aux soins palliatifs a introduit dans le Code du travail un congé d'accompagnement des personnes en fin de vie (C. trav., art. L. 225-15 N° Lexbase : L7911AIT). Egalement, la loi n° 2001-1246 du 21 décembre 2001 de financement de la Sécurité sociale pour 2002 (N° Lexbase : L0410AW4) a, dans son article 55, consacré l'existence d'un congé de paternité de 11 jours consécutifs, s'ajoutant aux 3 jours légaux, et rémunérés par la Sécurité sociale comme le congé de maternité. Enfin, la loi du 19 janvier 2000 (N° Lexbase : L0988AH3) a introduit dans le Code du travail un article L. 122-24-5 (N° Lexbase : L7925AID) énonçant que "tout salarié atteint d'une maladie grave au sens du 3o et du 4o de l'article L. 322-3 du Code de la Sécurité sociale (N° Lexbase : L5046ADA ) bénéficie d'autorisations d'absence pour suivre les traitements médicaux rendus nécessaires par son état de santé".
Ces différents exemples montrent que le salarié peut opposer à l'employeur des impératifs familiaux jugés comme légitimes pour se soustraire à son activité professionnelle.
Bibliographie :
- P. Waquet, Pouvoir de direction et libertés des salariés, Dr. soc. 2000, p. 1051
- C. Pizzio-Delaporte, Libertés fondamentales et droits du salarié : le rôle du juge, Dr. Soc. 2001, p. 404
- J.-M. Verdier, Relations de travail et droits fondamentaux, Mélanges P. Drai, Dalloz, 2000, p. 653
- T. Aubert-Montpeyssen, "Les libertés et droit fondamentaux dans l'entreprise : brèves remarques sur quelques évolutions récentes", Mélanges dédiés au Président Michel Despax, PUSS Toulouse, 2002, p. 261.