[Jurisprudence] La grève pour les retraites est licite et ne peut donner lieu à aucune sanction déguisée

par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

Le droit de grève est non seulement considéré comme un acquis social, mais fait figure aujourd'hui de droit fondamental qu'il convient absolument de protéger. Dans ces conditions, toute tentative, même indirecte, pour en restreindre l'exercice est sévèrement sanctionnée, comme l'illustre cet arrêt rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 15 février 2006. Non seulement, les salariés peuvent valablement se mettre en grève pour protester contre la réforme des retraites (1) mais, de surcroît, ils ne doivent faire l'objet d'aucune forme de discrimination salariale, même indirecte (2).



Décision

Cass. soc., 15 février 2006, n° 04-45.738, Société Lamy Lutti c/ Mme Yamina Achi, FS-P+B (N° Lexbase : A9875DMP)

Rejet (conseil de prud'hommes de Tourcoing, section industrie, 25 mai 2004)

Texte concerné : C. trav., art. L. 521-1 (N° Lexbase : L5336ACM)

Mots-clefs : grève ; revendications professionnelles ; conséquences salariales ; primes.

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Résumé

1. Caractérise l'exercice du droit de grève une cessation concertée et collective du travail en vue de soutenir un mot d'ordre national pour la défense des retraites, qui constitue une revendication à caractère professionnel.

2. Si l'employeur peut tenir compte des absences, même motivées par la grève, pour l'attribution d'une prime destinée à récompenser une assiduité profitable à l'entreprise, c'est à la condition que toutes les absences, autorisées ou non, entraînent les mêmes conséquences.

Faits

1. Un employeur avait refusé de régler une prime à plusieurs salariés en raison de leur participation à un arrêt de travail le 3 juin 2003 ayant pour but d'obtenir la renégociation du projet gouvernemental de réforme de retraites.

2. Ces salariés ont saisi la juridiction prud'homale d'une demande tendant au paiement d'une prime d'assiduité pour le premier semestre 2003, prévue par l'accord collectif qui en conditionnait le versement à la présence effective des salariés.

Solution

1. "Caractérise l'exercice du droit de grève une cessation concertée et collective du travail en vue de soutenir un mot d'ordre national pour la défense des retraites, qui constitue une revendication à caractère professionnel".

"Si l'employeur peut tenir compte des absences, même motivées par la grève, pour l'attribution d'une prime destinée à récompenser une assiduité profitable à l'entreprise, c'est à la condition que toutes les absences, autorisées ou non, entraînent les mêmes conséquences ; [...] ayant constaté que les absences pour événements familiaux ou des absences conventionnelles prévues par l'accord d'entreprise ne donnaient pas lieu à retenue, ce dont il résultait que la suppression de la prime d'assiduité en cas de grève constituait une mesure discriminatoire, le conseil de prud'hommes a légalement justifié sa décision ; que le moyen n'est pas fondé".

2. Rejet

Commentaire

1. Le caractère professionnel des revendications

  • L'exigence de revendications professionnelles

Si le Code du travail a fixé les grandes lignes du régime juridique applicable à la grève (C. trav., art. L. 521-1 et suiv.), il n'a pas défini les critères juridiques qui permettent de cerner cette notion. C'est donc vers la jurisprudence qu'il faut se tourner ; celle-ci considère, de manière constante, que "l'exercice du droit de grève résulte objectivement d'un arrêt collectif et concerté du travail en vue d'appuyer des revendications professionnelles" (Cass. soc., 28 juin 1951, n° 51-01.661, Dame Roth, publié N° Lexbase : A7808BQA, Dr. soc. 1951, p. 523, note P. Durand).

L'exigence de revendications professionnelles constitue donc l'une des conditions requises pour qu'une cessation de travail puisse être soumise au régime juridique de la grève et on a pu faire remarquer, dans les dernières années, que cette condition était d'autant plus importante que le critère du caractère collectif de l'arrêt de travail avait eu tendance à perdre de son influence (en ce sens, nos obs. sous Cass. soc., 13 novembre 1996, n° 93-42.247, Mme Direr c/ M. Bolard, publié N° Lexbase : A2066AAR, Dr. soc. 1997, p. 368).

Il n'existe pas, à proprement parler, de définition précise de ce qu'il convient d'entendre par "revendications professionnelles", même s'il est logique de considérer comme professionnelles toutes les revendications qui intéressent, pour reprendre les termes de l'article L. 131-1 du Code du travail (N° Lexbase : L4692DZS), qui définit le champ ouvert à la négociation collective, l'ensemble des conditions d'emploi, de formation professionnelle et de travail, ainsi que les garanties sociales. Reste à déterminer plus précisément ce qui entre dans ces catégories.

  • La réforme des retraites

Dans cette affaire, les salariés s'étaient associés à un mot d'ordre national de grève le 3 juin 2003 pour obtenir la renégociation du projet gouvernemental de réforme de retraites. L'employeur considérait qu'il ne pouvait ici s'agir de revendications professionnelles dans la mesure où, très certainement, il s'agissait d'une grève politique destinée à faire plier le Gouvernement, sans que l'employeur ne soit en mesure de répondre personnellement à ces revendications. Il n'avait pas été suivi dans cette argumentation par le conseil de prud'hommes, pas plus qu'il ne le sera par la Chambre sociale de la Cour de cassation qui confirme, sur ce point comme sur tous les autres, le jugement entrepris.

On comprend parfaitement à la fois l'intérêt de l'employeur, qui souhaite échapper au régime contraignant de la grève, et son désarroi face à des revendications qu'il ne peut satisfaire (cette impossibilité sera toutefois prise en compte lors de l'examen des circonstances contraignantes justifiant la mise en chômage technique du personnel et l'arrêt du paiement des salaires aux non-grévistes : Cass. soc., 11 janvier 2000, n° 97-18.215, Société Automobiles Peugeot et autre c/ Société nationale des chemins de fer français (SNCF), publié N° Lexbase : A8152AGZ, Dr. soc. 2004, p. 404, obs. A. Cristau, à propos de la retraite des cheminots). Pourtant, son argument n'avait aucune chance de prospérer dans la mesure où la jurisprudence est bien établie sur ce point.

  • Une qualification parfaitement justifiée

En premier lieu, rappelons que le rattachement à un mot d'ordre de grève nationale est parfaitement valable dès lors que les "revendications [sont] étroitement liées aux préoccupations quotidiennes des salariés au sein de leur entreprise" (Cass. soc., 29 mai 1979, n° 78-40.553, Ets Lhomme c/ Journiac, publié N° Lexbase : A1631ABZ, Bull. civ. V, n° 464, p. 339 ; D. 1980, IR p. 23, obs. P. Langlois). Or, les conditions du départ à la retraite intéressent, par définition, toutes les entreprises puisqu'elles concernent tous les salariés !

En second lieu, le régime des retraites entre naturellement dans les "garanties sociales" qui constituent ce qu'il est désormais convenu d'appeler le "statut des salariés", qui ne comprend pas exclusivement le régime applicable au contrat de travail, mais également tout ce qui concerne la protection sociale. La Cour de cassation avait eu l'occasion de statuer en ce sens, mais dans une décision déjà ancienne où la grève en cause concernait le relèvement du Smig, des allocations familiales, des allocations vieillesse, des pensions et retraites, la progression du pouvoir d'achat et la réduction de la durée du travail (Cass. soc., 21 mars 1973, n° 72-40.122, SARL Société Laitière des Mauges c/ Lusson, publié N° Lexbase : A3837CIX).

Ce qui était valable en 1973 l'est d'autant plus aujourd'hui, dans la mesure où la protection sociale est devenue l'objet de négociations d'entreprises. La solution est donc, sur ce premier point, parfaitement justifiée.

2. Primes et discriminations à l'égard de grévistes

  • Les règles légales

L'article L. 521-1, alinéa 2, du Code du travail, introduit par la loi du 17 juillet 1978 (loi n° 78-753 portant diverses mesures d'amélioration des relations entre l'administration et le public et diverses dispositions d'ordre administratif, social et fiscal N° Lexbase : L6533AG3), dispose que l'exercice du droit de grève "ne saurait donner lieu de la part de l'employeur à des mesures discriminatoires en matière de rémunérations et d'avantages sociaux".

Cette application particulière du principe de non-discrimination se retrouve dans l'article L. 122-45, alinéa 2, du Code du travail (N° Lexbase : L1417G9D), aux termes duquel "aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l'objet d'une mesure discriminatoire visée à l'alinéa précédent en raison de l'exercice normal du droit de grève".

Ce texte n'interdit donc pas d'opérer des retenues sur la rémunération des grévistes, mais exige qu'elles soient étrangères à toute discrimination. Ainsi, l'exercice du droit de grève donnera lieu, tout au moins dans le secteur privé, à une retenue sur salaire, mais pour un montant strictement proportionnel à la durée de l'arrêt de travail (Cass. soc., 8 juillet 1992, n° 89-42.563, Société Sétra c/ M. Khiess, publié N° Lexbase : A9431AAK ; Cass. soc., 3 février 1993, n° 90-41.665, M. Tadin c/ Les courriers catalans, publié N° Lexbase : A1007ABW), et le non-versement d'une prime ne peut intervenir que si la cause de cette décision n'est pas spécifique à la grève.

En d'autres termes, la retenue opérée n'est licite que si elle repose sur le seul constat de l'absence du salarié, peu important les causes de cette dernière (Cass. soc., 26 février 1981, n° 79-41562, S.A. Constructions Navales et Industrielles de la Méditerranée c/ Syndicat CGT, publié N° Lexbase : A0433CKA, Dr. soc. 1981, p. 435, note J. Savatier ; D. 1981, Jurispr. p. 509, note J. Mouly ; Cass. soc., 13 janvier 1999, n° 96-44.333, M. Alain Dufour c/ Société Editions Plein Nord, société en nom collectif, inédit N° Lexbase : A8873AGQ).

Selon les propres termes de la Cour de cassation, "si l'employeur est en droit de tenir compte des absences, même motivées par la grève, à l'occasion de l'attribution d'une prime destinée à récompenser une assiduité profitable à l'entreprise, c'est à la condition que toutes les absences, autorisées ou non, quelle qu'en soit la cause, entraînent les mêmes conséquences" (Cass. soc., 2 juin 1993, n° 91-41.753, Société anonyme Constructions mécaniques de Vimy, inédit N° Lexbase : A5425A4P).

Sont donc discriminatoires : la retenue opérée sous prétexte que l'absence du salarié n'avait pas été autorisée par l'employeur (Cass. soc., 21 octobre 1982, n° 80-41.211, Société Gérard Fortier c/ Dame Salvaux, dame Deneuville, dame Demangeaux N° Lexbase : A7487AGE), l'abattement opéré sur prime d'assiduité d'un montant variant selon la cause des absences (Cass. soc., 26 février 1981, n° 79-41.450, S.A. Samadoc c/ Baret, publié N° Lexbase : A0432CK9), le retrait d'une prime de treizième mois pour les seuls grévistes (Cass. soc., 10 décembre 2002, n° 00-44.733, FS-P+B N° Lexbase : A4135A4W, lire nos obs., Grève et non-paiement de la rémunération du gréviste - la délicate frontière entre exception d'inexécution et discrimination prohibée, Lexbase Hebdo n° 53 du 9 janvier 2004 N° Lexbase : N5343AA7) ou, encore, l'allocation d'une prime aux salariés dont l'employeur a autorisé l'absence, à l'exclusion de ceux qui ont participé à une grève, qui a pour objet et pour effet d'infliger une sanction à ces derniers et présente, à leur égard, un caractère discriminatoire (Cass. soc., 19 novembre 1986, n° 83-43.516, Société anonyme Renault Véhicules industriels c/ M. Corompt et autre N° Lexbase : A6060AAP).

  • Un comportement condamnable en l'espèce

Dans cette affaire, les grévistes se plaignaient de ne pas avoir perçu une prime trimestrielle d'assiduité dont le versement était conditionné conventionnellement à la présence effective des salariés dans l'entreprise. Or, ces derniers, qui avaient fait grève pendant une journée, ne l'avaient pas perçue, contrairement à d'autres collègues qui avaient également été absents de l'entreprise pendant la même période, mais pour d'autres motifs (notamment pour événements familiaux), et qui en avaient bénéficié. Cette rupture dans l'égalité de traitement constituait non seulement une violation des termes de la convention collective, qui ne distinguait pas parmi les causes d'absences, mais également une discrimination à l'égard des grévistes. La condamnation de l'entreprise s'imposait donc.

On peut d'ailleurs se demander ici si la position de la jurisprudence relative aux primes non versées aux grévistes n'est pas plus sévère encore que dans d'autres cas de discrimination. Habituellement, en effet, c'est dans le cadre de l'article L. 122-45, alinéa 4, du Code du travail, que se déroule la discussion sur l'existence de la discrimination. Dès lors que le salarié "présente des éléments de fait laissant supposer l'existence d'une discrimination", l'employeur, s'il veut renverser cette "présomption" de discrimination, doit "prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination". Or, s'agissant de la question de ces primes, tout se passe comme si le débat s'arrêtait à la première étape et que l'employeur ne pouvait pas même pas tenter de justifier, par d'autres raisons, le non-versement des primes aux non-grévistes. Certes, dans toutes ces affaires, la discrimination était patente et le refus de versement injustifiable autrement que par le souci de sanctionner indirectement les salariés qui avaient eu l'audace de faire grève.