[Jurisprudence] Les salariés ne peuvent pas faire la grève des astreintes

par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

De tous temps, le cadre juridique applicable à la grève est apparu en décalage important avec la conception syndicale des conflits collectifs. Alors que la jurisprudence s'est efforcée, au fil des années, de pacifier les conflits collectifs, certains syndicats considèrent bien souvent que tous les coups sont permis. Dans cet arrêt en date du 2 février 2006, la Cour de cassation vient rappeler que l'exercice du droit de grève n'autorise pas les salariés à cibler leur action et à refuser de n'exécuter que certaines de leurs obligations professionnelles. La solution n'est pas nouvelle (1), même si la justification, à notre connaissance inédite, pourrait bien en appeler d'autres (2).


Décision

Cass. soc., 2 février 2006, n° 04-12.336, Compagnie générale des Eaux c/ Syndicat Force Ouvrière, FS-P+B (N° Lexbase : A6521DMH)

Cassation (CA Versailles, 14ème chambre civile, 14 janvier 2004)

Texte visé : C. trav., art. L. 521-1 (N° Lexbase : L5336ACM)

Mots-clefs : grève ; définition ; autosatisfaction des revendications ; illicéité ; grève des astreintes.

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Résumé

Les salariés ne peuvent pas faire la grève des astreintes.

Faits

1. Les inspecteurs de la Compagnie générale des eaux et des sociétés composant avec elle l'unité économique et sociale Générale des Eaux étaient soumis à une obligation d'astreinte, organisée à leur domicile, par roulement entre eux, au rythme moyen sur l'année d'une semaine sur 4,5 pendant 7 jours consécutifs avec des horaires de service normal et des horaires d'astreinte.

Le 17 janvier 2003, le syndicat Force Ouvrière région parisienne Vivendi-Générale des eaux (le syndicat FO) a déposé un préavis de grève spécifique à l'astreinte, reconductible tous les jours de façon illimitée à compter du samedi 25 janvier 2003 à 0 heure, prévoyant que les agents grévistes assureraient uniquement leur journée de travail hors astreinte.

Le 28 janvier 2003, le syndicat F0 a déposé un "préavis de grève reconductible tous les jours de façon illimitée à compter du 5 février 2003 à 0 heure et a réactivé le préavis de grève du 17 janvier 2003 spécifique à l'astreinte".

Du 7 au 27 février 2003, certains inspecteurs se sont déclarés seulement en "grève de l'astreinte".

2. Pour dire que ces seuls arrêts de travail répondaient à la définition de la grève, la cour d'appel a énoncé que les temps non travaillés pendant la période d'astreinte doivent être assimilés à du travail effectif pour l'exercice du droit de grève puisque, pendant ce temps, le salarié est à la disposition de l'employeur et doit se conformer à ses directives sans pouvoir vaquer à des occupations personnelles, ce qui est précisément la définition du travail effectif.

Solution

1. "Vu l'article L. 521-1 du Code du travail".

"La grève est la cessation collective et concertée du travail en vue d'appuyer des revendications professionnelles [et] elle ne peut, dès lors, être limitée à une obligation particulière du contrat de travail".

"En statuant comme elle l'a fait, alors qu'elle avait constaté que durant leur service les salariés avaient cessé d'exécuter leur seule obligation d'astreinte, la cour d'appel a violé le texte susvisé".

2. "Casse et annule, dans toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 14 janvier 2004, entre les parties, par la cour d'appel de Versailles ; remet, en conséquence, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Paris".

Commentaire

1. Une solution conforme à la conception juridique du droit de grève

  • Définition du droit de grève

Le Code du travail a bien protégé l'exercice du droit de grève mais n'en a pas donné de définition. La Cour de cassation a affirmé très tôt, de manière parfaitement classique, que "l'exercice du droit de grève résulte objectivement d'un arrêt collectif et concerté du travail en vue d'appuyer des revendications professionnelles" (Cass. soc., 28 juin 1951, n° 51-01.661, Dame Roth, publié N° Lexbase : A7808BQA, Dr. soc. 1951, p. 523, note P. Durand ; Cass. soc., 18 juin 1996, n° 92-44.497, M. Belkedim et autre c/ Société auxiliaire d'entreprises Rhône-Alpes Méditerranée (Sormae), publié N° Lexbase : A2013AAS ; Cass. soc., 12 décembre 2000, n° 99-40.265, M. Mohamed Bitat et autres N° Lexbase : A1778AIP).

Depuis 1993, la Chambre sociale de la Cour de cassation a limité la qualification de grève aux seuls comportements des salariés répondant à la définition juridique de la grève (Cass. soc., 16 novembre 1993, n° 91-41.024, Société Ondal France, publié N° Lexbase : A6673ABR, Dr. soc. 1994, pp. 35-39, rapport P. Waquet, note J.- E. Ray ; Cass. soc., 11 janvier 2006, n° 04-16.114, FS-P N° Lexbase : A3427DMU). Les autres mouvements, qualifiés d'illicites, ne relèvent donc pas du régime défini par l'article L. 521-1 du Code du travail (N° Lexbase : L5336ACM) et le licenciement de ces salariés relève donc du droit commun disciplinaire, ce qui autorise l'employeur à les licencier pour faute grave ou simplement sérieuse.

Il s'agira alors de ce que la jurisprudence qualifie volontiers d'"exécution défectueuse du contrat de travail", qui exposera les salariés à des sanctions disciplinaires (ainsi, pour la "grève du contrôle" des contrôleurs de la SNCF, Cass. soc., 16 mars 1994, n° 91-43.349, SNCF c/ Monsieur Daniel et autres N° Lexbase : A0908ABA).

  • Hypothèses de disqualification des mouvements

Reste à déterminer ce qu'il convient d'entendre par "grève".

Les hypothèses de disqualification du mouvement peuvent résulter de l'absence de l'un des éléments de la qualification juridique de grève : le mouvement de protestation peut ne pas se traduire par une cessation de travail (exemple des grèves perlées), la cessation du travail peut n'émaner que d'un seul salarié, ou les revendications peuvent ne pas être professionnelles (personnelles ou politiques).

Pour qu'il y ait "grève", il est également nécessaire de vérifier qu'il y a bien eu "cessation du travail", ce qui présuppose que le salarié travaillait bien au moment du déclenchement du conflit. Une difficulté peut ainsi apparaître lorsque le contrat de travail du salarié était suspendu au moment de la grève. Dans cette hypothèse, comme dans d'autres d'ailleurs, la jurisprudence privilégie la cause première de la suspension ; ainsi, si le salarié était en congés (congés payés, congé maladie), il ne pourra pas être considéré comme gréviste.

Si la réponse est évidente lorsque le salarié était en congés, qu'en est-il lorsque le salarié était en pause ? Ici encore, la Cour de cassation considère que le salarié en pause ne saurait être considéré comme un gréviste dans la mesure où il ne réalisait, à ce moment précis, aucun travail effectif pour l'employeur et qu'il ne lui était donc plus subordonné (Cass. soc., 18 décembre 2001, n° 01-41.036, F-P N° Lexbase : A7055AXL).

  • Situation en l'espèce

Dans cette affaire, les faits étaient également des plus complexes dans la mesure où se superposait à la question de la qualification du mouvement celle de la situation des parties pendant une période d'astreinte. Les inspecteurs de la Compagnie générale des eaux et des sociétés composant avec elle l'unité économique et sociale Générale des Eaux avaient, en effet, décidé, à l'appel du syndicat FO, de faire la "grève des astreintes" pour protester contre le régime propre à l'UES.

La cour d'appel de Versailles leur avait donné raison, contre la Direction, considérant que "les temps non travaillés pendant la période d'astreinte doivent être assimilés à du travail effectif pour l'exercice du droit de grève puisque, pendant ce temps, le salarié est à la disposition de l'employeur et doit se conformer à ses directives sans pouvoir vaquer à des occupations personnelles, ce qui est précisément la définition du travail effectif".

Or, cet arrêt est cassé, la Chambre sociale de la Cour de cassation considérant, au visa de l'article L. 521-1 du Code du travail, que "la grève est la cessation collective et concertée du travail en vue d'appuyer des revendications professionnelles [et qu']elle ne peut, dès lors, être limitée à une obligation particulière du contrat de travail".

  • La confirmation de la prohibition de l'autosatisfaction des revendications

Ce n'est donc pas en référence à la qualification du temps d'astreinte que s'est jouée la solution, mais en considération de l'objet limité de la cessation du travail.

Cette solution illustre ainsi une jurisprudence devenue rare ces dernières années et qui vise à interdire aux salariés d'"auto-satisfaire" leurs revendications professionnelles, c'est-à-dire de faire coïncider l'objet de leurs revendications et les modalités d'exercice du droit de grève. A ce titre, a été considéré comme illicite le fait de cesser le travail uniquement les samedis (Cass. soc., 23 novembre 1978, n° 77-40946, Consorts Bardot, Blondeau, dame Coudrat, Faverot, Giemza, Kozlowski, dame Lavalette, Machavoine, dame Ramier, Talpin c/ Société d'Applications du Marquage Industriel SAMI, publié N° Lexbase : A7583CIP, D. 1979, p. 304, note J-C. Javillier), le dimanche matin (Cass. soc., 15 juin 1978, n° 77-40.600, Société Usinor c/ Garcia, Constancy, publié N° Lexbase : A5773CHB), le jour de Noël, ou encore le 14 juillet (Cass. soc., 7 novembre 1984, n° 82-41.441, Cornette, Pille, Roppert, Avisse, Noe, Piedno c/ Delafosse et autres, publié N° Lexbase : A2310AAS, JCP Ed. E 1985, I, 14383, p. 173, n° 9, obs. B. Teyssié). Cette jurisprudence interdit également aux salariés la "grève des heures supplémentaires".

La prohibition de ces mouvements peut toutefois être contournée par une formulation astucieuse des revendications qui permettra de "sauver" le mouvement dès lors que les salariés font valoir d'autres revendications qui ne seront pas auto-satisfaites. C'est ce qui a parfois été admis par certaines juridictions du fond (CA Grenoble, 21 janvier 1988 : Dr. ouvrier 1988, p. 359 : grève des heures supplémentaires), mais également par la Cour de cassation qui contrôle seulement que "les revendications présentées par les salariés [n'aient] pas été formulées pour les besoins de la cause" (Cass. soc., 25 juin 1991, n° 89-40.029, Régie autonome des transports parisiens (RATP) c/ M. X, publié N° Lexbase : A9392AA4, Dr. soc. 1992, p. 65, concl. Don Joseph Graziani : grève des jours de congés ; Cass. soc., 12 avril 1995, n° 93-10.968, Société Ratti France c/ Monsieur Gonzales et autres, publié N° Lexbase : A1095AB8, Dr. soc. 1995, p. 606, obs. J.-E. Ray).

2. Une solution inédite quant à sa motivation

  • L'abandon du contrôle subjectif des revendications

Si cet arrêt rendu le 2 février 2006 s'inscrit incontestablement dans ce courant, la motivation adoptée montre que la Cour de cassation n'entend pas se situer sur le terrain subjectif du contrôle de la sincérité des revendications présentées, comme cela était le cas dans les décisions précédentes, mais sur le terrain purement objectif de l'objet de la cessation du travail. Pour qu'il puisse y avoir grève, encore faut-il que la cessation du travail soit totale, c'est-à-dire qu'elle porte sur l'ensemble du contrat de travail, et non sur certaines de ses obligations.

Cet abandon de toute forme de contrôle subjectif s'inscrit dans un mouvement initié il y a quelques années lorsque la jurisprudence a cessé de contrôler le caractère raisonnable des revendications (CA Paris, 27 janvier 1988 : D. 1988, p. 351, note J.-C. Javaillier ; Dr. soc. 1988, p. 242, obs. J.-E. Ray, p. 562, obs. B. Teyssié). On ne pourra que s'en féliciter, car toute référence à la notion de loyauté, de bonne foi, ou même de sincérité des revendications introduit nécessairement une forme d'arbitraire dans le contrôle du juge qui n'est guère acceptable, singulièrement lorsque l'exercice du droit de grève est en cause.

  • Les limites du contrôle objectif de la cessation du travail

La condition nous semble justifiée dans la mesure où la cessation de travail doit être franche et que les salariés ne doivent pas être en mesure de limiter la grève à certains aspects de la relation de travail.

On se demandera toutefois ce qu'il reste de la jurisprudence antérieure après cette décision, et notamment si les salariés pourront continuer à cibler leur grève dans le temps. Une réponse affirmative s'impose s'agissant des grèves de courte durée ou des débrayages à répitition. Sont, en revanche, interdits tous les comportements mixtes, alternant le respect de certaines obligations et la suspension des autres ; un salarié est ou n'est pas en grève, mais ne peut pas être en grève... sans l'être !

Il n'est pas certain que la solution soit facile à mettre en oeuvre.

Par ailleurs, on imagine assez facilement la marche à suivre, désormais, par les grévistes pour correspondre aux nouvelles exigences de la Cour. Si les salariés veulent, en effet, protester contre le régime des astreintes, ils pourront se mettre en grève au début de chaque période, sans distinguer les périodes d'attente des périodes de travail effectif, et faire valoir des revendications qui dépassent le seul cadre des astreintes, et ce afin d'éviter tout grief tiré de l'autosatisfaction des revendications.

Il n'est donc pas certain que cette décision suffise à donner aux juges les clefs nécessaires, et d'autres décisions seront sans doute nécessaires pour préciser les intentions de la Cour de cassation à l'égard de la grève.