[Jurisprudence] Licenciement pour faute grave et contrepartie financière à la clause de non-concurrence

par Gilles Auzero, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV



Privative du droit au délai-congé et à l'indemnité légale de licenciement, la faute grave est, aujourd'hui, définie par la Cour de cassation comme la faute qui rend impossible le maintien du salarié dans l'entreprise. Il s'en déduit que la rupture du contrat du travail du salarié doit être immédiate afin de l'éloigner au plus vite de l'entreprise. Reprenant cette définition dans un arrêt rendu le 16 décembre 2008, la Cour de cassation décide, toutefois, que le comportement fautif d'un salarié peut rendre impossible son maintien dans l'entreprise, alors même que des manquements antérieurs identiques n'ont pas été sanctionnés. Par ailleurs, cette décision permet à la Cour de cassation d'écarter une disposition du droit local applicable dans les départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle et excluant le versement de la contrepartie financière à la clause de non-concurrence en cas de faute grave du salarié.



Résumé

Le comportement fautif d'un salarié peut rendre impossible son maintien dans l'entreprise malgré l'absence de sanctions préalables.

L'article 6.1 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels du 16 décembre 1966, directement applicable en droit interne et garantissant le droit qu'a toute personne d'obtenir la possibilité de gagner sa vie par un travail librement choisi ou accepté, s'oppose à ce qu'un salarié tenu au respect d'une obligation de non-concurrence soit privé de toute contrepartie financière au motif qu'il a été licencié pour faute grave. Par suite, un salarié ne saurait être débouté de sa demande relative à la contrepartie financière de la clause de non-concurrence prévue par l'article 74 du Code de commerce applicable en Alsace et Moselle au motif que l'article 75, alinéa 3, du même code, exclut le versement de cette indemnité en cas de faute grave.

Commentaire

I - La qualification de faute grave

Lorsqu'un salarié est licencié pour faute grave, il perd, outre le droit à un délai-congé (C. trav., art. L. 1234-1 N° Lexbase : L1300H9Z), celui de percevoir l'indemnité légale de licenciement (C. trav., art. L. 1234-9 N° Lexbase : L8135IAK). La qualification du comportement fautif du salarié présente, de ce fait, une importance considérable. On sait qu'il appartient au juge d'apprécier, dans chaque litige, si la faute invoquée par l'employeur comme cause du licenciement est ou n'est pas une faute grave. A cette fin, la Cour de cassation s'est efforcée de donner une définition de cette faute.

Dans un premier temps, la Chambre sociale a affirmé que la faute grave résulte d'"un fait ou un ensemble de faits imputables au salarié qui constituent une violation des obligations découlant du contrat de travail ou des relations de travail d'une importance telle qu'elle rend impossible le maintien du salarié pendant la durée du préavis" (Cass. soc., 26 février 1991, n° 88-44.908, M. Vaz c/ Compagnie d'armatures préfabriquées industrielles N° Lexbase : A9347AAG). Elle a, plus récemment, allégé cette définition, considérant que la faute grave est celle qui rend impossible le maintien du salarié dans l'entreprise (Cass. soc., 27 septembre 2007, n° 06-43.867, FP-P+B+R N° Lexbase : A5947DYW, RDT, 2007, p. 650, avec nos obs. ; JCP éd. S, 2007, II, 10188, note D. Corrignan-Carsin). Ainsi que nous avons pu le relever (v. nos obs. préc.), cette définition nouvelle ou, plus exactement, renouvelée, n'est pas de nature à bouleverser l'appréciation de la faute grave. Avant, comme après, il importe de démontrer que le comportement du salarié rend impossible son maintien dans l'entreprise et rend, par voie de conséquence, nécessaire la rupture immédiate de son contrat de travail.

Ainsi que nous venons de le souligner, les faits reprochés au salarié doivent être de nature à rendre indispensable son départ immédiat. La Cour de cassation a tiré de cette règle diverses conséquences. Ainsi, l'employeur qui fait exécuter le préavis se prive du droit d'invoquer la faute grave du salarié (Cass. soc., 12 juillet 2005, n° 03-41.536, F-P+B N° Lexbase : A9228DIM) (1). De même, la Chambre sociale a pu décider que ne peut utilement invoquer la faute grave du salarié, l'employeur qui, ayant connaissance de l'ensemble des faits susceptibles de justifier le licenciement, tarde à engager la procédure de licenciement (Cass. soc., 22 octobre 1991, n° 90-40.077, Amahrma c/ Manouvrier, inédit N° Lexbase : A7661CYE). Cette solution est logique : dès lors que l'employeur tarde à sanctionner le salarié, c'est que son départ immédiat de l'entreprise n'est pas nécessaire ; ce qui exclut, par suite, la qualification de faute grave.

L'argumentation développée par le salarié, dans l'arrêt sous examen, n'était pas sans lien avec cette dernière solution. Licencié pour faute grave en 1998, le salarié reprochait à l'arrêt attaqué d'avoir dit que son licenciement était justifié par une faute grave. Celui-ci soutenait, à l'appui de son pourvoi, que l'employeur ne peut invoquer, à titre de faute grave, des faits, même fautifs, qu'il a tolérés pendant plusieurs années. Or, en l'espèce, il était acquis que la pratique constante du salarié de faire transiter les fonds reçus pour le compte de son employeur par son compte personnel, connue de la compagnie mandante, n'avait jamais donné lieu à la moindre observation lors des contrôles annuels pratiqués. Partant, la cour d'appel ne pouvait retenir qu'une telle "manoeuvre", prohibée par diverses circulaires internes, était constitutive d'une faute grave.

Nonobstant sa pertinence, le pourvoi est rejeté par la Cour de cassation, qui affirme que "la cour d'appel, qui a constaté que, malgré les circulaires qui, depuis 1984, interdisaient aux agents de faire transiter les sommes qu'ils percevaient des clients par un compte personnel, [le salarié] conservait les fonds sur son compte personnel avant de les reverser à Axa et qui a relevé que le rapport d'expertise avait établi que le déficit de caisse constaté en novembre 1997 résultait des manoeuvres du salarié au mépris des consignes répétées de l'employeur, a caractérisé le comportement fautif de l'intéressé et a pu décider que, malgré l'absence de sanctions préalables, ce comportement rendait impossible son maintien dans l'entreprise".

Reprenant, en creux, la définition de la faute grave issue de l'arrêt du 27 septembre 2007, la Cour de cassation considère qu'une telle faute peut être reprochée, en l'espèce, au salarié (2). Cela est, a priori, discutable. Ne peut-on, en effet, considérer que, en tardant à sanctionner le salarié, l'employeur s'est privé du droit d'invoquer une faute grave, dans la mesure où se trouve, par là même, démontré que son départ immédiat de l'entreprise n'est pas nécessaire ? Tel n'est pas l'avis de la Cour de cassation, qui se borne à affirmer que le comportement fautif du salarié peut rendre impossible son maintien dans l'entreprise malgré l'absence de sanctions préalables. L'explication tient, sans doute, à la répétition des manquements du salarié aux consignes de l'employeur. Il faut, ainsi, comprendre que ce n'est pas parce que ce dernier ne réagit pas aux fautes antérieures qu'il se prive du droit de licencier le salarié pour faute grave, dès lors que celui-ci réitère son comportement fautif, malgré le rappel des consignes. Cela se justifie car c'est, au fond, la répétition des fautes qui peut rendre impossible le maintien du salarié dans l'entreprise, sans qu'il y ait lieu de tenir compte de l'existence de sanctions préalables (3).

II - Licenciement pour faute grave et paiement de la contrepartie financière à la clause de non-concurrence

Pour des raisons historiques qu'il n'est pas nécessaire de reprendre ici, les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle continuent, à certains égards, d'être soumis à un droit local se distinguant du droit français général (4). Il en va, notamment, ainsi, en matière de clause de non-concurrence. Ainsi, l'article 74 du Code de commerce local, applicable dans les départements précités, prévoient que "toute convention conclue entre un patron et un commis qui apporte des restrictions à l'activité professionnelle de celui-ci pour le temps postérieur à la cessation du louage de services, doit être constatée par écrit et un acte en contenant les clauses et signé du patron, doit être délivré au commis ; la convention prohibitive de la concurrence n'est obligatoire qu'autant que le patron s'oblige à payer pour la durée de prohibition une indemnité annuelle de la moitié au moins des rémunérations dues au dernier lieu au commis en vertu du louage de services".

Ainsi que le souligne un auteur, ce texte est, cependant, d'application limitée, puisqu'il ne concerne que le "commis commercial", défini par l'article 59 dudit code comme "celui qui est employé par un commerçant pour fournir des services commerciaux moyennant rétribution" (G. Blanc-Jouvan, Clause de non-concurrence, J.-Cl. Travail Traité, Fasc. 18-25) (5). En outre, et c'est ce qui posait problème en l'espèce, l'article 75, alinéa 3, du Code de commerce local exclut le bénéfice de la contrepartie financière en cas de faute grave du salarié. Faisant application de ce texte, les juges du fond avaient débouté le salarié de sa demande relative à la contrepartie financière de la clause de non-concurrence.

Relevant d'office un moyen de pur droit, la Cour de cassation casse l'arrêt attaqué. Visant l'article 6.1 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels du 16 décembre 1966, ensemble l'article 75, alinéa 3, du Code de commerce local, applicable dans les départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle, la Chambre sociale affirme que "le premier de ces textes, directement applicable en droit interne, qui garantit le droit qu'a toute personne d'obtenir la possibilité de gagner sa vie par un travail librement choisi ou accepté, s'oppose à ce qu'un salarié tenu au respect d'une obligation de non-concurrence soit privé de toute contrepartie financière au motif qu'il a été licencié pour faute grave" (6).

On ne s'étonnera pas du contrôle de "conventionnalité" exercé par la Cour de cassation (7). En effet, quelle que soit l'origine des textes constituant le droit local applicable en Alsace et Moselle, ceux-ci sont devenus des lois françaises qui doivent être interprétées au regard du contexte juridique français (8). Sans doute certains pourront-ils s'étonner que soit sollicité l'article 6.1 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et, surtout, qu'il en soit déduit qu'un salarié tenu au respect d'une obligation de non-concurrence ne peut être privé de toute contrepartie financière au motif qu'il a été licencié pour faute grave. Mais, au fond, ce texte ne fait que consacrer la liberté du travail, dont on sait, par ailleurs, qu'elle a permis à la Cour de cassation de fonder utilement l'exigence d'une contrepartie financière comme condition de validité de la clause de non-concurrence.


(1) En revanche, le paiement volontaire, par l'employeur, de l'indemnité de préavis ne prive pas celui-ci du droit d'invoquer la faute grave du salarié (Cass. soc., 2 février 2005, n° 02-45.748, F-P+B+R+I N° Lexbase : A3499DGP).
(2) Nous ne discuterons pas, ici, le fait qu'un comportement fautif pouvait être reproché au salarié.
(3) Cela n'est pas sans rappeler l'exemple classique du salarié qui arrive cinq minutes en retard à son travail. Pourrait-on reprocher à l'employeur qui licencie pour faute grave ce salarié au bout du 25ème retard de cette nature, de ne l'avoir pas sanctionné antérieurement et de le priver, de ce fait, du droit d'invoquer une faute grave ? La réponse est évidente.
(4) V., sur la question, F. Terré, Introduction générale au droit, Précis Dalloz, 7ème éd., 2005, §§ 504 et s.. Plus spécifiquement, v. l'étude de P. Strasser, Alsace-Moselle, Répertoire Dalloz, de Droit du travail.
(5) Le salarié en cause dans l'arrêt sous examen relevait, apparemment, de cette catégorie.
(6) Relevons que, par ailleurs, la Cour de cassation a décidé que le salarié lié par une clause de non-concurrence devant bénéficier d'une contrepartie financière, les parties ne peuvent dissocier les conditions d'ouverture de l'obligation de non-concurrence de celles de son indemnisation. Il en résulte que le contrat de travail ne peut prévoir que le salarié sera privé de ladite contrepartie en cas de licenciement pour faute grave (Cass. soc., 28 juin 2006, n° 05-40.990, F-P+B N° Lexbase : A1205DQP).
(7) Sur ce contrôle, v. F. Terré, ouvrage préc., §§ 267 et s..
(8) V., en ce sens, J. Ghestin, G. Goubeaux, M. Fabre-Magnan, Introduction générale au droit, LGDJ, 4ème éd., 1994, § 331.

Décision

Cass. soc., 16 décembre 2008, n° 05-40.876, M. Gilbert Eichenlaub c/ Société AXA France vie-AXA France IARD, FS-P+B (N° Lexbase : A8950EB4)

Cassation partielle de CA Colmar, ch. soc., 15 décembre 2004

Textes visés : article 6.1 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels du 16 décembre 1966, ensemble l'article 75, alinéa 3, du Code de commerce local applicable dans les départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle

Mots-clefs : faute grave ; définition ; appréciation ; clause de non-concurrence ; contrepartie financière ; licenciement pour faute grave ; Alsace-Lorraine.

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