[Jurisprudence] Le régime des marchés publics face aux contrats "première embauche" et "nouvelles embauches"



La confrontation entre régime des marchés publics et politiques de l'emploi est assez rare et méconnue. Le seul point de rencontre reste la clause dite du mieux-disant social, qui se définit ainsi : pour attribuer un marché au candidat qui a présenté l'offre économiquement la plus avantageuse, la personne publique se fonde sur divers critères variables selon l'objet du marché, reposant sur le prix, le respect des normes environnementales, et la participation de l'entreprise soumissionnaire aux politiques de l'emploi. L'affaire soumise au tribunal administratif de Bordeaux, originale, envisage à rebours cette notion du mieux-disant social, puisqu'une collectivité publique entendait exclure des clauses sociales des marchés publics, le recours des entreprises à deux contrats de travail aides récents : le contrat nouvelles embauches (loi n° 2005-846 du 26 juillet 2005 habilitant le Gouvernement à prendre, par ordonnance, des mesures d'urgence pour l'emploi N° Lexbase : L8804G9X ; ordonnance n° 2005-893 du 2 août 2005 relative au contrat de travail nouvelles embauches N° Lexbase : L0758HBP) (1) et feu le contrat première embauche (loi 31 mars 2006 n° 2006-396 pour l'égalité des chances, art. 8 N° Lexbase : L9534HHL ; abrogé par la loi du 21 avril 2006 sur l'accès des jeunes à la vie active en entreprise N° Lexbase : L3735HI8) (2).


Résumé

Une collectivité locale est incompétente pour décider de mesures qui ont pour objet ou pour effet de faire échec, sur le territoire de cette collectivité, à l'application de normes de valeur législative (lois portant création du contrat nouvelles embauches et du contrat première embauche).

Décision

Tribunal administratif Bordeaux, 15 juin 2006, n° 0602049 Préfet de la Gironde c/ Commune de Bègles (N° Lexbase : A3239DQZ).

Texte visé : C. marchés publ., art. 53 (N° Lexbase : L8486G7G)

Liens base :

Faits

1. Le conseil municipal de la commune de Bègles (délibération 6 avril 2006) a demandé à l'exécutif communal de faire figurer dans les documents des marchés publics une clause dite du mieux-disant social fondant la commission d'appel d'offres à évincer les entreprises soumissionnaires qui auraient recours à des contrats nouvelles embauches ou à des contrats première embauche ;

2. le préfet de la Gironde demande au président du tribunal administratif, sur le fondement de l'article L. 554-1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L1595DYQ), de suspendre l'exécution de la délibération ;

3. par ordonnance du 15 juin 2006, le tribunal administratif de Bordeaux prononce la suspension de la délibération de la commune de Bègles.

Solution

Les moyens d'annulation valablement tirés par le préfet de la Gironde, tant de la non-conformité de la délibération litigieuse à l'article 53 du Code des marchés publics que de l'atteinte portée par cette délibération aux principes de libre concurrence et d'égal accès des candidats à la commande publique, sont en l'état de l'instruction, de nature à faire naître un doute sérieux sur la légalité de l'acte incriminé.

Il en va de même du moyen d'ordre public susceptible d'être tiré de ce que l'organe délibérant d'une collectivité locale est incompétent pour décider de mesures qui ont pour objet ou pour effet de faire échec, sur le territoire de cette collectivité, à l'application de normes de valeur législative (loi portant création du contrat nouvelles embauches et du contrat première embauche).

Commentaire

En l'espèce, le préfet de la Gironde demandait au président du tribunal administratif de suspendre l'exécution de la délibération du conseil municipal de la commune de Bègles du 6 avril 2006 qui a de-mandé à l'exécutif communal de faire figurer dans les documents des marchés publics une clause dite du mieux-disant social fondant la commission d'appel d'offres à évincer les entreprises soumissionnaires qui auraient recours à des contrats nouvelles embauches ou à des contrats première embauche. La présente ordonnance de référé permet utilement de tenter une synthèse sur la question du recours aux clauses sociales en droit des marchés publics (I) et l'encadrement juridique des clauses sociales comprises dans les marchés publics (II).

I - Le recours aux clauses sociales en droit des marches publics

A - Clauses sociales et conclusion d'un marché

Les critères de choix des offres et classement des offres sont fixés par l'article 53 du Code des marchés publics (modifié en dernier lieu par la loi de cohésion sociale nº 2005-32 du 18 janvier 2005, art. 58 N° Lexbase : L6384G49), selon lequel pour attribuer le marché au candidat qui a présenté l'offre économiquement la plus avantageuse, la personne publique se fonde sur divers critères variables selon l'objet du marché : notamment, le coût d'utilisation, la valeur technique de l'offre, son caractère innovant, ses performances en matière de protection de l'environnement, ses performances en matière d'insertion professionnelle des publics en difficulté, le délai d'exécution, les qualités esthétiques et fonctionnelles, le service après-vente et l'assistance technique, la date et le délai de livraison, le prix des prestations. Si, compte tenu de l'objet du marché, la personne publique ne retient qu'un seul critère, ce critère doit être le prix. Les critères sont définis dans l'avis d'appel public à la concurrence ou dans le règlement de la consultation. Ces critères sont pondérés ou, à défaut, hiérarchisés.

Les acheteurs peuvent fixer dans le cahier des charges des conditions particulières visant à promouvoir l'emploi de personnes ayant des difficultés d'insertion : bénéficiaires du RMI, jeunes ayant un faible niveau de formation, chômeurs... Cela pourra se traduire par une affectation d'un certain pourcentage d'heures travaillées à ces publics, ou encore l'obligation d'employer un nombre défini de jeunes chômeurs ou de chômeurs de longue durée (3).

L'objectif poursuivi peut se résumer ainsi : les collectivités territoriales peuvent contribuer à assurer le succès des mesures pour l'emploi, et participer, elles-mêmes, à la mise en place des politiques de l'emploi. Elles sont directement concernées, car l'exclusion sociale et le chômage affectent en première ligne l'unité sociale appréciée à l'échelon local.

La loi de cohésion sociale du 18 janvier 2005 a introduit parmi les exemples de critères d'attribution des marchés, la prise en compte des performances en matière d'insertion professionnelle des publics en difficulté (C. marchés publ., art. 53). L'insertion du critère social parmi les critères d'attribution du marché a suscité certaines critiques (4), portant, notamment, sur la légitimité du critère social d'attribution, introduit par le législateur, et non par voie réglementaire. L'objectif serait de contrecarrer la jurisprudence du Conseil d'Etat qui s'était prononcé en faveur de l'illégitimité du critère du mieux-disant social (CE, 10 mai 1996, n° 159979, Fédération nationale des travaux publics - Fédération nationale du bâtiment N° Lexbase : A9203AN8). De plus, on peut se demander si l'introduction de ce critère dans le Code des marchés publics n'a qu'une efficacité pratique compromise, eu égard aux conditions que doit respecter tout critère d'attribution, à savoir la justification du critère par rapport à l'objet du marché, et l'absence d'effet discriminatoire du critère. Enfin, il faudrait tenir compte de la jurisprudence communautaire qui assortit l'utilisation du critère social du respect d'un certain nombre de conditions. Malgré l'insertion du critère social à l'article 53 du Code des marchés publics, il conviendra de ne pas perdre de vue les principes issus du droit européen. Ainsi, les personnes publiques qui décideraient de recourir au critère social, devront veiller à prendre certaines précautions. Notamment, concernant la pondération de ce critère, un auteur propose de retenir une pondération minimaliste, de l'ordre de 5 %, 10 % au plus (5).

B - Clauses sociales et définition des conditions d'exécution d'un marché

En droit interne, la définition des conditions d'exécution d'un marché dans les cahiers des charges peut viser à promouvoir l'emploi de personnes rencontrant des difficultés particulières d'insertion, à lutter contre le chômage ou à protéger l'environnement. Mais ces conditions d'exécution ne doivent pas avoir d'effet discriminatoire à l'égard des candidats potentiels (C. marchés publ., art. 14 N° Lexbase : L6439DY7).

Le Conseil d'Etat a confirmé la licéité de tels dispositifs dans la mesure où ils poursuivent une finalité d'intérêt général, les politiques de l'emploi (6). La circulaire du 29 décembre 1993 prévoyait qu'un critère additionnel relatif à la création d'emplois et à la formation professionnelle peut être inséré dans les appels d'offres et dans les engagements contractés par les entreprises lors de la conclusion des marchés publics. Selon les termes mêmes de la circulaire, les mentions relatives au critère additionnel qui pourraient être insérées dans les appels d'offres et dans les marchés publics constituent une simple déclaration d'intention, destinée à marquer l'intérêt porté par les cocontractants aux questions relatives à l'emploi et à la formation professionnelle, sans que cette déclaration d'intention puisse constituer un critère de choix qui se substituerait aux critères prévus aux articles 97 (N° Lexbase : L1132DYL) et 30 (N° Lexbase : L9888HEX) du Code des marchés publics, ou même se bornerait à compléter ces critères réglementaires.

II - Encadrement juridique des clauses sociales comprises dans les marches publics

A - Première limite au recours aux clauses sociales : la liberté de la concurrence

En l'espèce, le préfet faisait valoir que cette délibération contrevient à l'article 53 du Code des marchés publics et pose une règle discriminatoire, contraire aux principes de liberté concurrentielle et d'égalité de traitement des candidats à la commande publique affirmés notamment par l'article 1er du Code des marchés publics. De plus, le préfet faisait valoir que cette délibération contient, en outre, une incitation à commettre le délit de favoritisme en matière de marchés publics, prévu et réprimé par la loi pénale. Ces points ont été retenus par le tribunal administratif, alors qu'il était saisi non sur le fond, mais sur une demande de suspension de la délibération de la collectivité territoriale.

Le dispositif du mieux-disant social, surtout, est susceptible de rentrer en conflit avec le droit de la concurrence, singulièrement, le droit européen de la concurrence. L'arrêt "Bentjees" rendu par la CJCE avait exclu la possibilité de juger les offres au regard de ces deux critères (CJCE, 20 septembre 1988, aff. C-31/87, Gebroeders Beentjes BV c/ Etat des Pays-Bas N° Lexbase : A8451AUK). Cette jurisprudence avait été nuancée par la CJCE dans l'arrêt "Commission c/République Française" (7) : le jugement des offres au regard de ces critères est légal si ces critères sont justifiés par l'objet du marché et s'ils sont accessoires par rapport aux autres critères de jugement. Dans l'arrêt "Concordia Bus Finland" (CJCE, 17 septembre 2002, aff. C-513/99 N° Lexbase : A3655AZE), la CJCE avait autorisé la mise en oeuvre de tels critères à condition qu'ils ne confèrent au pouvoir adjudicateur une liberté inconditionnelle de choix. Aussi, selon la CJCE, les critères fixés doivent impérativement être portés à la connaissance de tous dans la publicité ou dans le cahier des charges, respecter les principes fondamentaux fixés par le traité et ne pas être discriminatoires.

B - Deuxième limite au recours aux clauses sociales : l'application des lois et règlements (!)

Un conseil municipal peut-il contester la pertinence d'une loi votée par le Parlement (et portant sur une mesure pour l'emploi, le contrat nouvelles embauches ou le contrat première embauche, par exemple) et décider du périmètre d'une clause de mieux-disant social, excluant ainsi certains contrats aidés conclus au titre des politiques de l'emploi ? Une collectivité territoriale est-elle maître de la définition du mieux disant social, dont elle modifie le tracé en fonction de sa lecture des mesures pour l'emploi (leur efficacité, leur opportunité, leur plus value réelle et attendue, ...) ?

L'avocat de la commune de Bègles objectait l'irrecevabilité du préfet à attaquer une simple motion politique, dont la pertinence aurait été démontrée par l'abrogation des dispositions légales relatives au contrat première embauche et par la jurisprudence relative à l'inconventionnalité du contrat nouvelles embauches (8).

Le tribunal administratif a suivi le Préfet dans sa demande, considérant que l'organe délibérant d'une collectivité locale est incompétent pour décider de mesures qui ont pour objet ou pour effet de faire échec, sur le territoire de cette collectivité, à l'application de normes de valeur législative. En d'autres termes : la loi est la loi (et même, dura lex sed lex). Des lors qu'elle a été votée, elle s'applique à tous et toutes, personnes physiques comme personnes morales, de droit privé comme de droit public. Quelle que soit l'appréciation subjective que peut formuler une collectivité publique à l'égard d'une disposition légale, celle-ci a vocation a s'appliquer. La loi ayant mis en place le contrat nouvelles embauches (loi n° 2005-846 du 26 juillet 2005 habilitant le Gouvernement à prendre, par ordonnance, des mesures d'urgence pour l'emploi ; ordonnance n° 2005-893 du 2 août 2005 relative au contrat de travail nouvelles embauches) s'applique, sans qu'une collectivité territoriale ne puisse en écarter l'application pour les entreprises clients dans le cadre d'un marché public.

La même observation, de pur bon sens, s'applique, s'agissant du contrat première embauche (loi n° 2006-396 pour l'égalité des chances, art. 8 ; abrogé par la loi du 21 avril 2006 sur l'accès des jeunes à la vie active en entreprise), même si la situation est un peu particulière, dans la mesure où le contrat première embauche, mis en place par une loi votée le 31 mars 2006 (préc.) était abrogée trois semaines plus tard (loi du 21 avril 2006 sur l'accès des jeunes à la vie active en entreprise, préc.) et jamais mise en place, faute de support réglementaire. Sur ce point très précis du contrat première embauche, la délibération du conseil municipal de Bègles n'a, rétrospectivement, aucune portée, si ce n'est symbolique ou politique.

Christophe Willmann,
Professeur à l'université de Haute Alsace


(1) Lire C. Figerou, La nouvelle précarité en droit du travail, Lexbase Hebdo n° 218 du 8 juin 2006 - édition sociale (N° Lexbase : N9115AKS) ; C. Willmann, Contrat "nouvelles embauches" : un nouveau contrat de travail ou une réforme du droit du licenciement ?, Lexbase Hebdo n° 207 du 23 mars 2006 - édition sociale (N° Lexbase : N5993AK8), note sous Conseil de prud'hommes, Longjumeau, 20 février 2006, RG n° 05/00974, M. Peyroux (N° Lexbase : A5277DNR) ; T. Aubert-Monpeyssen, Contrat "nouvelles embauches" et droit du travail : quelques interrogations techniques, JCP éd. E 2005, 1495 ; B. Gomel, Contrat "nouvelles embauches" : un retour vers quel emploi ?, Dr. soc. 2005, p. 1120 ; Katel Berthou, Contrat "nouvelles embauches" et droit communautaire, Sem. Soc. Lamy 2005, n° 1224, p. 8 ; S. Martin-Cuenot, Le contrat "nouvelles embauches", mode d'emploi, Lexbase Hebdo n° 179 du 1er septembre 2005 - édition sociale (N° Lexbase : N7758AI8) ; P. Morvan, Le contrat de travail "nouvelles embauches", JCP éd. S 2005, n° 11, 6 septembre 2005, p. 7 ; C. Pierchon, Le contrat de travail "nouvelles embauches" : quel contentieux prud'homal ?, D. 2005, p. 2982 ; C. Roy-Loustaunau, Le contrat "nouvelles embauches" : la flexi-sécurité à la française, Dr. soc. 2005, p. 1103.
(2) C. Willmann, Loi n° 2006-457 du 21 avril 2006, sur l'accès des jeunes à la vie active en entreprise : "much ado about nothing", Lexbase Hebdo n° 213 du 4 mai 2006 - édition sociale (N° Lexbase : N7608AKY) ; C. Radé, Le contrat première embauche, Lexbase Hebdo n° 210 du 13 avril 2006 - édition sociale (N° Lexbase : N6853AKZ) ; P. Morvan, Le contrat de travail première embauche, JCP éd. S, 11 avril 2006, étude 1289, p. 9.
(3) QE n° 61799 de M. Chassaigne André, JOANQ 5 avril 2005 p. 3408, min. Eco., réponse publ. 5 juillet 2005 p. 6645, 12e législature (N° Lexbase : L8123HBH).
(4) Not., H. Pongérard-Payet, Le critère social exprès d'attribution : un cadeau en trompe-l'oeil fait aux élus, AJDA 27 mars 2006, p. 635.
(5) F. Linditch, Au secours, le critère social revient !, JCP éd. A, 21 février 2005, p. 410.
(6) CE, 10 mai 1996, statuant au contentieux n° 159979 (N° Lexbase : A9203AN8).
(7) CJCE, 26 septembre 2000, aff. C225/98, Commission des Communautés européennes c/ République française (N° Lexbase : A5919AYU).
(8) G. Borenfreund, Le Conseil d'Etat et le contrat "nouvelles embauches", D. 2005, p. 629 ; C. Devys, conclusions sous CE Contentieux, 19 octobre 2005, précité, JCP éd. S 2005, n° 1317, p. 27 ; R. Vatinet, note sous CE 19 octobre 2005, précité, JCP éd. S 2005, n° 1317, p. 37 ; C. Willmann, Le Conseil d'Etat valide le contrat "nouvelles embauches", Lexbase Hebdo n° 188 du 2 novembre 2005 - édition sociale (N° Lexbase : N0289AKW).