[Jurisprudence] Une différence de traitement fondée sur la pluralité des accords d'établissement n'est pas illicite

par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

Devant la multiplication des contentieux liés au respect du principe de non-discrimination ou "A travail égal, salaire égal", la Chambre sociale de la Cour de cassation a été amenée, depuis quelques mois, à affiner sa jurisprudence, singulièrement lorsque les salariés contestent les motifs qui justifient les différences de traitement. Dans cet arrêt en date du 18 janvier 2006, la Cour de cassation confirme les termes d'une précédente décision rendue en 1999, où elle avait affirmé que le rattachement des salariés, appartenant à une même entreprise, à des accords d'établissements distincts, était de nature à justifier les différences dénoncées. Cet arrêt apporte toutefois deux précisions, dans un débat complexe (1), qui sont bienvenues : une différence de traitement entre salariés appartenant à des établissements distincts n'est pas, en elle-même, discriminatoire (2), et un accord d'entreprise peut valablement prévoir que des modalités distinctes de rémunération pourront être adoptées dans certains établissements pour tenir compte de leurs caractéristiques (3).


Décision

Cass. soc., 18 janvier 2006, n° 03-45.422, Société Sogara France c/ Mme Lasoy Agion, F-P (N° Lexbase : A3972DM3)

Cassation sans renvoi (cour d'appel de Bordeaux, Chambre sociale, section A 16 décembre 2002 et 2 juin 2003)

Texte visé : C. trav., art. L. 132-19 (N° Lexbase : L5672AC3)

Mots-clefs : rémunération ; discrimination ; violation du principe "A travail égal, salaire égal" ; entreprise à établissements distincts ; modalités particulières de rémunération prévues par les accords d'établissement.

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Résumé

Un accord d'entreprise peut prévoir qu'au sein de certains de ses établissements, compte tenu de leurs caractéristiques, des modalités de rémunération spécifiques seront déterminées par voie d'accords d'établissement, sans introduire de discrimination entre les salariés.

Faits

1. Le 11 juillet 1985 a été conclu un accord national d'entreprise, valant avenant à la convention d'entreprise du 15 octobre 1969 applicable dans les sociétés du groupe Carrefour, qui prévoit que pour le personnel embauché dans les magasins qui viendraient à s'ouvrir après le 11 juillet 1985, les dispositions du statut collectif relatives à la rémunération seraient inapplicables.

L'article 5 de cet accord prévoit que la rémunération, qui est fonction des performances économiques du magasin, fait l'objet d'une négociation annuelle dans chaque magasin.

2. Le 25 janvier 1999, Mme Agion et 52 salariés du magasin Sogara de Lormont (enseigne Carrefour), invoquant une inégalité de traitement par rapport à leurs collègues exerçant les mêmes fonctions au sein du magasin de Mérignac, ont saisi la juridiction prud'homale de demandes de rappels de salaires.

3. Pour accueillir la demande des salariés, la cour d'appel énonce que l'accord national d'entreprise du 11 juillet 1985 a eu pour effet de créer entre les salariés de la même entreprise une discrimination illicite en matière de salaire.

Commentaire

1. Les termes du débat

  • Prolégomènes

S'il n'existe pas, au sens juridique du terme, de principe général d'égalité en droit du travail, le législateur et la jurisprudence ont consacré des applications particulières de ce qui apparaît, au fil des ans, comme une très forte exigence.

Sur le plan légal, c'est, bien entendu, l'article L. 122-45 du Code du travail (N° Lexbase : L1417G9D) qui prohibe toute une série de comportements considérés par le législateur comme discriminatoires.

Toujours sur un plan légal, le Code du travail reconnaît plusieurs applications du principe d'égalité entre salariés, notamment pour protéger les travailleurs titulaires d'un contrat de travail dérogatoire, ainsi que des applications du principe "A travail égal, salaire égal", applications dont la jurisprudence a pu dégager, à partir de l'arrêt "Ponsole" de 1996, un principe général (Cass. soc., 29 octobre 1996, n° 92-43.680, Société Delzongle c/ Mme Ponsolle, publié N° Lexbase : A9564AAH, Dr. soc. 1996, p. 1013, obs. A. Lyon-Caen).

Qu'il s'agisse du principe de non-discrimination ou du principe "A travail égal, salaire égal", la jurisprudence en a, exception faite des salariés appartenant à une même UES (Cass. soc., 1er juin 2005, n° 04-42.143, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A4890DIX), circonscrit le champ d'application à l'entreprise, y compris lorsque cette dernière comprend des établissements distincts. Dans ces entreprises, les salariés ont naturellement tendance à comparer leur "traitement" avec ceux de leurs collègues appartenant à d'autres établissements et à considérer comme injuste qu'ils perçoivent une rémunération inférieure pour un travail identique.

  • Le différend Carrefour

Le différend qui a donné lieu à cet arrêt du 18 janvier 2006 l'illustre parfaitement.

Dans cette affaire, les salariés de l'établissement Carrefour de Lormont (Gironde) considéraient qu'ils subissaient une discrimination salariale dans la mesure où leurs collègues de l'établissement de Mérignac, situé à quelques kilomètres seulement, percevaient, pour un travail identique ou équivalent, une rémunération supérieure. Pour se justifier, la direction de l'entreprise invoquait un accord d'entreprise, conclu au plan national en 1985, aux termes duquel les salariés embauchés dans les établissements créés dans l'avenir seraient désormais rémunérés en application d'accords d'établissements négociés localement et tenant compte des performances économiques de chaque établissement.

La cour d'appel de Bordeaux n'avait pas été convaincue par cette justification et avait condamné l'entreprise à verser aux salariés de Lormont des compléments de rémunération destinés à compenser ce qu'elle considérait comme une discrimination salariale.

Tel n'est pas l'avis de la Chambre sociale de la Cour de cassation qui casse, sans renvoi, les deux arrêts de la juridiction girondine. Après avoir visé l'article L. 132-19 du Code du travail (N° Lexbase : L5672AC3), la Cour affirme, en effet, "qu'une différence de traitement entre les salariés d'une même entreprise ne constitue pas en elle-même une discrimination illicite au sens de l'article L. 122-45 du Code du travail" et "que, par ailleurs, un accord d'entreprise peut prévoir qu'au sein de certains de ses établissements, compte tenu de leurs caractéristiques, des modalités de rémunération spécifiques seront déterminées par voie d'accords d'établissement".

Ces deux affirmations doivent être pleinement approuvées.

2. Différence de traitement et discrimination

  • Une différenciation formellement opérée

La Cour de cassation affirme, en premier lieu, "qu'une différence de traitement entre les salariés d'une même entreprise ne constitue pas en elle-même une discrimination illicite au sens de l'article L. 122-45 du Code du travail".

Ce faisant, la Cour rappelle la différence qui sépare, sur le plan notionnel, la discrimination et l'inégalité, la première étant l'espèce et la seconde le genre. Une discrimination présuppose, en effet, que soient établis trois éléments : une identité de situation entre les salariés, une différence de traitement et un motif reconnu comme discriminatoire par le législateur. Prouver une différence de traitement entre des salariés ne suffit donc pas à établir l'existence d'une discrimination puisqu'il faut encore établir que les salariés se trouvaient dans une situation identique et que la différence de traitement se justifie, en réalité, par un motif discriminant prohibé.

Ces trois composantes de la discrimination permettent de la différencier du principe voisin "A travail égal, salaire égal". Pour qu'une atteinte à ce principe soit constatée et sanctionnée, il est, en effet, nécessaire d'établir l'identité du travail, et non à proprement parler une identité de situation, et une différence de rémunération, c'est-à-dire une différence de traitement ; mais, il n'est pas nécessaire de prouver le motif illicite car il suffit que cette différence ne soit justifiée par aucun élément pertinent pour que l'employeur soit condamné.

  • Une différenciation bienvenue

C'est donc à juste titre que la Cour de cassation commence par rappeler, de manière très pédagogique d'ailleurs, "qu'une différence de traitement entre les salariés d'une même entreprise ne constitue pas en elle-même une discrimination illicite au sens de l'article L. 122-45 du Code du travail". Une formule quasiment identique se retrouvait dans l'arrêt EDF-GDF rendu en 1999 sur une question de droit identique (Cass. soc., 27 octobre 1999, n° 98-40.769, Electricité de France c/ M. Chaize et autres N° Lexbase : A4844AGI, Dr. Soc. 2000, p. 189, chron. G. Couturier), puisque la Cour avait, en effet, affirmé, sur le même fondement de l'article L. 132-19 du Code du travail, "qu'une différence de traitement entre les salariés d'une même entreprise ne constitue pas une discrimination illicite au sens de l'article L. 122-45 du Code du travail".

La Cour a, toutefois, pris la peine d'ajouter en 2006 l'expression "en elle-même", ce qui semble parfaitement judicieux dans la mesure où les salariés devront établir l'existence d'une discrimination ou d'une inégalité à l'aide d'un autre élément, tiré de l'identité des situations et des tâches et, le cas échéant, du motif qui a conduit l'employeur à introduire une différence de traitement.

3. Négociation d'un accord d'établissement et justification des différences de traitement

  • Une solution justifiée

La Cour de cassation ajoute, dans son arrêt du 18 janvier 2006, qu'"un accord d'entreprise peut prévoir qu'au sein de certains de ses établissements, compte tenu de leurs caractéristiques, des modalités de rémunération spécifiques seront déterminées par voie d'accords d'établissement".

Pareille affirmation emporte l'adhésion et se retrouvait également dans l'arrêt rendu en 1999 ; la Cour y avait déjà affirmé que "la négociation collective au sein d'un établissement distinct permet d'établir, par voie d'accord collectif, des différences de traitement entre les salariés de la même entreprise [et] qu'il en résulte que des salariés qui n'entrent pas dans le champ d'application d'un accord d'établissement ne peuvent faire état d'une discrimination au motif qu'ils ne bénéficient pas des dispositions de cet accord" (Cass. soc., 27 octobre 1999 : préc.).

Cette fois-ci encore, la formule reprise en 2006 se veut plus précise puisque la Cour prend, cette fois-ci, la peine de préciser les raisons qui justifient que des accords d'établissement puissent introduire des différences de traitement. Alors que l'arrêt de 1999 l'affirmait, sans véritablement le justifier, l'arrêt de 2006 précise que cette différenciation est justifiée par "leurs caractéristiques". On pourrait d'ailleurs se demander si cette précision ne pourrait pas apparaître comme une véritable condition de la légitimité de la différence de traitement, au-delà d'un simple élément de compréhension.

Ainsi, un accord d'entreprise ne pourrait renvoyer à des régimes particuliers de rémunération négociés dans les établissements que si ces derniers présentent véritablement des caractéristiques propres ; dans l'hypothèse contraire, la Cour de cassation n'irait-elle pas jusqu'à considérer, toujours au visa de l'article L. 132-19 du Code du travail, qu'une telle clause serait nulle car son objet serait contraire aux principes de non-discrimination et "A travail égal, salaire égal" ?

Une telle condition irait d'ailleurs dans le sens d'un recentrage de la négociation sur les salaires qui doit s'opérer, en principe, dans l'entreprise, l'établissement n'apparaissant pas comme un véritable niveau concurrent ; c'est ainsi que la négociation annuelle obligatoire sur les salaires doit s'engager, en principe, au niveau de l'entreprise et qu'elle ne peut s'engager au niveau de l'établissement que si les syndicats représentatifs, présents dans l'établissement, ne s'y opposent pas (Cass. soc., 21 mars 1990, n° 88-14.794, M. Richard et autres c/ Société Soudure autogène française et autres, publié N° Lexbase : A1480AA3).

  • Une analyse plus substantielle de la justification de la différence de traitement

En précisant que les accords d'entreprise peuvent instaurer des principes de rémunération différents selon les établissements, lorsque leurs particularités le justifient, la Cour semble s'éloigner de la logique purement formelle en vertu de laquelle la seule appartenance à un établissement distinct, soumis à son propre accord collectif, suffirait à justifier qu'au sein d'une entreprise, des salariés placés dans une même situation ne soient pas traités de manière identique.

En imposant la recherche des spécificités de l'établissement, la Cour de cassation met en place un critère plus substantiel où le simple rattachement à un accord distinct ne suffirait pas. Dans le même sens, la Cour considère, également, que le critère de la date d'embauche des salariés ne suffit pas à justifier une différence de traitement (Cass. soc., 4 mars 2003, n° 01-46.219, Union départementale des associations familiales (Udaf) de l'Yonne c/ M. Pascal Felut, FS-D N° Lexbase : A3779A74 ; Cass. soc., 25 mai 2005, n° 04-40.169, Société The Hôtel Ritz Limited c/ Mme Stoyanka Smilov, FS-P+B N° Lexbase : A4304DIA), à moins que la date d'embauche ne s'accompagne d'autres éléments justificatifs, comme le risque d'une perte de rémunération liée au passage aux 35 heures (Cass. soc., 1er décembre 2005, n° 03-47.197, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A8452DLM, lire nos obs., Le principe "A travail égal, salaire égal" impuissant à réduire les inégalités résultant du passage aux 35 heures, Lexbase Hebdo n° 193 du 8 décembre 2005 - édition sociale N° Lexbase : N1672AK7).

  • Une solution juridiquement justifiée mais socialement dangereuse

Sur un plan strictement juridique, la solution retenue nous semble parfaitement justifiée. Reste pour l'employeur à affronter la question sociale et le mécontentement des salariés qui ne comprendront pas nécessairement cette différence de traitement. Le différend risquera alors de déboucher sur un plan collectif, comme cela avait été le cas à Lormont où la grève avait duré 24 jours (Lire l'article publié dans l'Humanité, éditions du 7 et 20 avril 1998) ; il appartiendra alors aux partenaires sociaux de négocier, au niveau de l'établissement, un alignement du traitement des salariés ou de limiter, dans le cadre de l'accord d'entreprise, ce type de décentralisation de la négociation, factrice de rancoeurs.