[Jurisprudence] Les limites du principe "A travail égal, salaire égal" entre salariés d'une même UES

par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

La promotion du principe d'égalité en droit du travail a connu en matière de rémunération une consécration jurisprudentielle éclatante il y a un peu moins de 10 ans. Depuis, la Cour de cassation s'est efforcée de préciser les conditions dans lesquelles l'employeur pouvait valablement différencier la rémunération applicable aux salariés. Dans cet arrêt en date du 1er juin 2005, la Chambre sociale de la Cour de cassation devait statuer sur une demande inédite émanant de salariés intégrés au sein d'une même unité économique et sociale et qui réclamaient, au nom du principe "A travail égal, salaire égal", le bénéfice d'avantages salariaux accordés aux salariés de l'autre entreprise composant l'UES. Sans refuser purement et simplement d'admettre au sein d'une UES l'application du principe "A travail égal, salaire égal" (1), la Cour de cassation pose ici des conditions extrêmement restrictives dont il conviendra de mesurer la portée (2).


Décision

Cass. soc., 1er juin 2005, n° 04-42.143, Plastic services c/ Mme Annick Clavel et a., FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A4890DIX)

Cassation (cour d'appel de Versailles, 15ème chambre sociale, 9 décembre 2003, 7 arrêts)

Textes visés : principe "A travail égal, salaire égal" ; C. trav., art. L. 133-5, 4° (N° Lexbase : L8861G7C) ; C. trav., art. L. 136-2, 8° (N° Lexbase : L6526DIK) ; C. trav., art. L. 431-1 (N° Lexbase : L6389ACM)

Mots-clefs : égalité de rémunération ; salariés membres d'une même UES ; différence de traitement justifiée.

Lien bases :

Faits

1. Par jugement rendu le 27 novembre 1997, le tribunal d'instance de Gonesse a reconnu l'unité économique et sociale des sociétés MLP, Sopac médical et Plastic services. Mme Clavel et sept autres personnes, salariées de la société Plastic services, soutenant qu'elles avaient droit à l'avantage salarial correspondant à l'octroi de chèques-déjeuners par la société MLP, ainsi qu'à la prime de 13ème mois payée par leur employeur à d'autres salariés de la société, ont saisi la juridiction prud'homale.

2. Pour condamner la société Plastic services au paiement d'une somme au titre des chèques-déjeuners et à titre de rappel de prime, la cour d'appel, après avoir retenu l'existence d'une unité économique et sociale entre les trois sociétés précitées, énonce que le personnel des trois sociétés travaillait en fait pour la même entreprise et le même employeur, dès lors que les salariés desdites sociétés étaient gérés par la même personne. Elle ajoute que ces sociétés avaient la qualité de co-employeurs et conclut qu'en application de l'article L. 140-2 du Code du travail (N° Lexbase : L5726AC3), il ne pouvait exister de disparité de rémunération entre le personnel de ces trois sociétés pour un même travail, en précisant, s'agissant de la prime de 13ème mois, que la décision unilatérale de l'employeur de limiter l'octroi du 13ème mois aux salariés ayant au moins le coefficient 280, et ce indépendamment de la nature des fonctions exercées, constituait une discrimination.

Problème juridique

Le principe "A travail égal, salaire égal" s'applique-t-il aux salariés d'entreprises distinctes intégrées dans une même unité économique et sociale ?

Solution

1. "Au sein d'une unité économique et sociale, qui est composée de personnes juridiques distinctes, pour la détermination des droits à rémunération d'un salarié, il ne peut y avoir comparaison entre les conditions de rémunération de ce salarié et celles d'autres salariés compris dans l'unité économique et sociale que si ces conditions sont fixées par la loi, une convention ou un accord collectif commun, ainsi que dans le cas où le travail de ces salariés est accompli dans un même établissement".

2. "En statuant comme elle l'a fait, sans constater que l'une de ces dernières conditions était remplie, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision".

3. Cassation et renvoi devant la cour d'appel de Versailles

Commentaire

1. L'applicabilité du principe "A travail égal, salaire égal" au sein de l'UES

  • L'existence du principe

La consécration en 1996 du principe général d'égalité de rémunération entre les travailleurs, quel que soit leur sexe, a conduit la Cour de cassation à préciser les conditions dans lesquelles le principe "A travail égal, salaire égal", devait trouver à s'appliquer (Cass. soc., 29 octobre 1996, n° 92-43.680, Société Delzongle c/ Mme Ponsolle, publié N° Lexbase : A9564AAH, JCP E 1997, II, 904, note A. Sauret ; Dr. soc. 1996, p. 1013, obs. A. Lyon-Caen).

Pour qu'une inégalité de traitement soit sanctionnée, encore faut-il établir que les salariés incriminés se trouvent dans une situation identique.

L'appréciation du caractère identique de la situation se réalise soit en considération de données propres aux salariés (telles que définies dans l'article L. 140-2 du Code du travail N° Lexbase : L5726AC3 qui vise, à propos de l'égalité hommes-femmes, les "compétences professionnelles consacrées par un titre, un diplôme ou une pratique professionnelle", les "capacités découlant de l'expérience acquise"), soit en considération des fonctions exercées (même niveau de qualification, mêmes fonctions et même niveau de "responsabilité", identité de la "charge physique ou nerveuse") soit, enfin, de données tenant au statut collectif applicable aux salariés (sur ce thème, lire Stéphanie Martin Cuenot, La justification des discriminations salariales, Lexbase Hebdo n° 55 du 23 janvier 2003 - édition sociale N° Lexbase : N5586AA7 ; M.-T. Aubert-Monpeyssen, Principe "A travail égal, salaire égal" et politiques de gestion des rémunérations, Dr. soc. 2005, p. 18).

Mais, encore faut-il que l'on détermine ce qu'il convient de comparer.

Il ne fait pas de doute que le principe d'égalité de rémunération s'impose à l'employeur dans le traitement qu'il réserve à ses salariés, que ces derniers travaillent au sein d'un même établissement ou au sein d'établissements multiples composant l'entreprise. Dans l'hypothèse d'une entreprise possédant plusieurs établissements, on sait toutefois qu'une différence de traitement peut valablement résulter de l'existence, dans un ou plusieurs établissements, d'accords collectifs particuliers instaurant, au profit des salariés concernés, des avantages salariaux eux-mêmes particuliers (Cass. soc., 27 octobre 1999, n° 98-40.769, Electricité de France c/ M. Chaize et autres N° Lexbase : A4844AGI, Dr. Soc. 2000, p. 189, chron. G. Couturier ; Cass. soc., 11 janvier 2005, n° 02-45.608, FS-P N° Lexbase : A0168DGC, Dr. soc. 2005, p. 323, obs. Ch. Radé ; D. 2005, p. 1270, note A. Bugada).

  • Cas particulier des salariés au sein de l'UES

Mais, qu'en est-il lorsque les salariés n'ont pas le même employeur ? Dans cette hypothèse, l'application du principe se trouve logiquement paralysée puisque l'égalité de traitement constitue moins un droit pour les salariés qu'une obligation pesant sur le chef d'entreprise. C'est d'ailleurs le sens de l'article L. 140-2 du Code du travail, consacré à l'égalité hommes-femmes, qui vise "tout employeur" et la présence des salariés au sein d'une "même entreprise".

La situation se complique toutefois dans l'hypothèse où les entreprises, bien que juridiquement distinctes, ont été réunies au sein d'une unité économique et sociale.

  • Espèce

C'est à ce cas de figure, à notre connaissance inédit, qu'était confrontée la Chambre sociale de la Cour de cassation dans l'affaire qui a donné lieu à cet arrêt du 1er juin 2005.

Dans cette affaire, le juge d'instance avait reconnu l'existence d'une unité économique et sociale entre deux sociétés juridiquement distinctes, à l'aide des critères généralement admis par la jurisprudence.

Se fondant sur cette reconnaissance, plusieurs salariés appartenant à l'une des entreprises avaient réclamé le bénéfice d'avantages salariaux dont leurs collègues appartenant à l'autre entreprise bénéficiaient et dont ils étaient privés (chèques-déjeuners et prime de 13ème mois).

La cour d'appel de Versailles leur avait donné raison après avoir considéré que les deux entreprises réunies au sein de la même UES appartenaient à la même personne et que les deux entreprises devaient donc être considérées comme "co-employeurs" de l'ensemble du personnel. Dans ces conditions, l'inégalité de traitement constatée ne se justifiait pas et il convenait d'étendre le bénéfice de ces avantages salariaux à l'ensemble du personnel.

Cet arrêt est cassé et l'arrêt rendu le 1er juin 2005 destiné à la plus large publicité, ce qui démontre l'importance de la solution retenue.

Devant statuer pour la première fois sur l'application du principe "A travail égal, salaire égal" au sein d'une UES, la Cour de cassation reconnaît son applicabilité mais en subordonne l'application effective à de strictes conditions. Selon la Haute juridiction, en effet, "au sein d'une unité économique et sociale, qui est composée de personnes juridiques distinctes, pour la détermination des droits à rémunération d'un salarié, il ne peut y avoir comparaison entre les conditions de rémunération de ce salarié et celles d'autres salariés compris dans l'unité économique et sociale que si ces conditions sont fixées par la loi, une convention ou un accord collectif commun, ainsi que dans le cas où le travail de ces salariés est accompli dans un même établissement".

  • Une application restrictive

La formulation restrictive adoptée par la Cour ("il ne peut y avoir de comparaison [...] que si") montre que l'application du principe "A travail égal, salaire égal" ne va pas de soi au sein d'une UES dans laquelle les entreprises ont, par hypothèse, une personnalité juridique distincte, comme le relève formellement d'ailleurs la Chambre sociale de la Cour de cassation dans cet arrêt (la Cour n'ayant pas reconnu ici une situation de co-emploi).

Cette formulation indique même que le principe n'a pas vocation à s'appliquer, sauf dans les hypothèses précisées par la Cour elle-même ("que si ces conditions sont fixées par la loi, une convention ou un accord collectif commun, ainsi que dans le cas où le travail de ces salariés est accompli dans un même établissement").

Cette conception restrictive est parfaitement logique puisque le principe, comme nous l'avons indiqué, ne peut conduire qu'à établir une comparaison entre salariés ayant le même employeur, sauf à nier toute autonomie des entreprises dans la détermination de la rémunération collective applicable à leur personnel, ce qui n'est pas concevable dans un système libéral.

2. L'application limitée du principe "A travail égal, salaire égal" au sein de l'UES

Reste à examiner les hypothèses dégagées par la Cour dans lesquelles une "comparaison entre les conditions de rémunération de ce salarié et celles d'autres salariés compris dans l'unité économique et sociale" est possible.

  • Conditions de rémunération fixées par la loi

Le premier cas de figure envisagé concerne l'hypothèse où "ces conditions de rémunération [...] sont fixées par la loi". Le moins que l'on puisse dire est que la formule employée ne brille pas par sa clarté puisqu'on ne sait pas si la référence à "ces" conditions renvoie aux hypothèses où la loi traiterait particulièrement des droits des salariés dans les UES ou, d'une manière plus générale, de celles où les "conditions" de la rémunération des salariés, indépendamment de toute référence à l'UES, sont déterminées par la loi (Smic, paiement des heures supplémentaires notamment).

Il n'existe, dans le Code du travail, aucune disposition spécifique concernant la rémunération des salariés appartenant à une UES, ce qui s'explique d'ailleurs par le fait que l'UES est de création prétorienne et n'a été consacrée par le législateur, pour l'essentiel, que dans le domaine de la représentation du personnel ou pour la prise en compte des effectifs (ainsi pour la mise en place des 35 heures).

En visant les hypothèses où la loi détermine les conditions de rémunération de "ces salariés", la Cour renvoie sans doute aux garanties légales accordées aux salariés par la loi qui doivent être identiques pour tous au sein de l'UES. On voit mal comment il pourrait en être autrement puisque l'employeur qui ne respecterait pas ces garanties légales s'exposerait non pas à des actions fondées sur le principe "A travail égal, salaire égal", mais bien à des actions visant à réclamer directement l'application de la loi. Dans ces conditions, on ne comprend pas ce qu'il conviendrait de comparer puisque les travailleurs sont naturellement égaux devant l'application de la loi.

Par cette formule, la Cour de cassation vise, sans doute, les différences de traitement voulues par le législateur pour favoriser certaines catégories de travailleurs, différences qui justifieront alors l'entorse au principe (en ce sens : Cass. soc., 11 décembre 2002, n° 00-46.800, F-D N° Lexbase : A4175A4E), ou qui résulteront de l'application de règles légales particulières, telle le maintien des avantages individuels acquis (Cass. soc., 11 janv. 2005 : préc.).

  • Conditions de rémunération fixées par un accord commun

La Cour de cassation vise, ensuite, l'hypothèse dans laquelle "ces conditions de rémunération" seraient fixées par "une convention ou un accord collectif commun".

Cette référence relancera, à n'en pas douter, le débat suscité par un précédent arrêt en date du 2 décembre 2003 (Cass. soc., 2 décembre 2003, n° 01-47.010, FS-P+B+I N° Lexbase : A3403DAB, lire Gilles Auzero, Consécration jurisprudentielle de la négociation collective au sein d'une unité économique et sociale ?, Lexbase Hebdo n° 101 du 1er janvier 2004 - édition sociale N° Lexbase : N9943AAI ; Dr. soc. 2004, p. 212, obs. J. Savatier) qui pouvait être interprété comme ayant ouvert la voie à la conclusion d'accords collectifs au sein des UES.

Cette reconnaissance est, il est vrai, favorisée par l'objet même de l'UES qui est de conduire à la mise en place d'institutions représentatives du personnel communes et, singulièrement, de délégués syndicaux. Dans l'hypothèse où un accord collectif aurait été conclu au sein même de l'UES, l'application égale à tous les salariés serait alors de droit et des différences de traitement seraient inacceptables.

Mais une remarque s'impose, comme précédemment. Le salarié privé du bénéfice de l'accord pourrait en revendiquer directement l'application sans qu'il soit utile de prouver la différence de traitement. Ici encore, la Cour vise certainement les différences de traitement qui pourraient résulter de l'accord lui-même, même si on peut douter que la convention collective "commune" puisse instaurer des différences de traitement injustifiées entre les salariés.

  • Travail accompli dans un même établissement

La dernière hypothèse concerne "le cas où le travail de ces salariés est accompli dans un même établissement". Cette hypothèse concernerait donc les salariés de la même entreprise mais, également, des salariés appartenant à des entreprises différentes mais exerçant ensemble leur activité au sein de l'une d'entre-elles ou de l'un de ses établissements. Cette hypothèse est, en pratique, assez fréquente au sein des UES, compte tenu de l'imbrication souvent étroite des structures. La permutabilité du personnel constitue d'ailleurs l'un des indices sociaux pertinents permettant de caractériser l'UES (ainsi Cass. soc., 8 avril 1992, n° 91-60.165, Association Accueil c/ Comité d'entreprise de l'Association de placement et d'aide aux jeunes handicapés de l'Aude et autres, publié N° Lexbase : A5366ABD). Dans cette hypothèse, le principe d'égalité de traitement ne concerne plus le simple personnel de l'entreprise mais atteint des travailleurs liés par contrat avec un autre employeur juridique.

Cette situation n'est pas nouvelle. Ainsi, le principe d'égalité de rémunération entre les travailleurs temporaires et les salariés de l'entreprise utilisatrice montre bien que le principe "A travail égal, salaire égal" s'applique sur le territoire de l'entreprise à tous les travailleurs qui s'y trouvent, et pas simplement aux seuls salariés "en titre" de l'employeur (C. trav., art. L. 124-4-2, al. 1er N° Lexbase : L5622AC9).

  • Conclusion

Au final, seule cette dernière hypothèse nous paraît véritablement ajouter un élément de compréhension à l'application du principe d'égalité de rémunération au sein d'une UES, les deux premières (conditions fixées par la loi ou une convention ou un accord collectif commun) semblant, à notre avis, superfétatoires.

Le principe ne trouvera donc qu'à s'appliquer aux salariés exerçant leur activité au sein d'un même établissement, dans le cadre d'une permutation du personnel, mais pas dans les autres hypothèses où l'égalité de traitement résultera directement de l'application à tous des dispositions légales ou conventionnelles (accord d'UES). Lorsque les salariés appartenant à une même UES demeureront soumis à des accords d'entreprises distincts, alors les inégalités seront ainsi justifiées, par application des solutions dégagées par la Cour de cassation (Cass. soc., 27 oct. 1999 : préc.).