[A la une] La bonne foi de l'employeur et la mise en oeuvre de la clause de mobilité

par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale




Le Code du travail ne s'étant pas intéressé aux clauses du contrat de travail, c'est à la jurisprudence et, singulièrement, à la Chambre sociale de la Cour de cassation, qu'il revient d'en fixer le régime. Depuis quelques années, la Cour de cassation avait renforcé son contrôle sur la mise en oeuvre de la clause de mobilité, la subordonnant au respect de l'intérêt de l'entreprise. Tout en confirmant sa jurisprudence antérieure (1), deux arrêts rendus le 23 février 2005 montrent que la Cour de cassation semble désireuse de mettre un coup d'arrêt à la progression de l'intérêt de l'entreprise, en précisant, d'une part, le rôle des parties dans l'administration de la preuve de la conformité de la mutation du salarié à cet intérêt et, d'autre part, les critères qui permettent au salarié de résister à la mise en oeuvre de la clause de mobilité (2).

Décisions

Cass. soc., 23 février 2005, n° 03-42.018, M. Bernard Fort Cros c/ M. Bernard Sanchez, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A8789DGM)

Cass. soc., 23 février 2005, n° 04-45.463, Société Leviel c/ Mme Valérie Caulier, F-P+B+R+I (N° Lexbase : A8816DGM)

Rejets (CA Montpellier, ch. soc., 22 janvier 2003 et CA Amiens, ch. soc., 12 mai 2004)

Textes concernés : article 1134 du Code civil (N° Lexbase : L1234ABC) ; article L. 122-14-3 du Code du travail (N° Lexbase : L5568AC9)

Mots-clefs : clause de mobilité ; justification ; abus ; intérêt de l'entreprise ; présomption ; bonne foi de l'employeur.

Lien bases :

Faits

Pourvoi n° 03-42.018 :

1. M. Fort Cros a été embauché le 12 avril 1999 par la société CVA transports en qualité de chauffeur poids-lourds. Il a été affecté à la ligne Narbonne-Marseille-Toulouse-Narbonne. Le 13 mars 2001, l'employeur lui a indiqué qu'à compter du 19 mars suivant, il serait affecté à la ligne Toulouse-Nîmes-Toulouse.

Le salarié a été licencié pour faute grave, le 31 mars 2001, pour avoir refusé cette nouvelle affectation.

2. M. Fort Cros, soutenant que celle-ci n'était pas motivée par l'intérêt de l'entreprise et que son licenciement était, dès lors, sans cause réelle et sérieuse, a saisi la juridiction prud'homale de diverses demandes.

Pourvoi n° 04-45.463 :

1. Mme Caulier, salariée depuis 1989 de la société Leviel, y exerçait en dernier lieu des fonctions d'accueil et administratives dans une succursale située à Soissons. En décembre 2000, son employeur lui a notifié sa mutation dans un autre magasin situé à Saint-Quentin, en application d'une clause de mobilité de son contrat de travail stipulant qu'elle s'engageait, compte tenu de la structure de l'entreprise, à travailler dans les départements de l'Aisne et de la Marne. A la suite de son refus, elle a été licenciée pour faute grave.

2. L'arrêt confirmatif attaqué (Amiens, 12 mai 2004) a décidé que son licenciement était sans cause réelle et sérieuse.

Problème juridique

Dans quelles conditions le salarié peut-il valablement s'opposer à la mise en oeuvre d'une clause de mobilité ?

Solutions

Pourvoi n° 03-42.018 :

1. "La bonne foi contractuelle étant présumée, les juges n'ont pas à rechercher si la décision de l'employeur de modifier les conditions de travail d'un salarié est conforme à l'intérêt de l'entreprise ; [...] il incombe au salarié de démontrer que cette décision a, en réalité, été prise pour des raisons étrangères à cet intérêt, ou bien qu'elle a été mise en oeuvre dans des conditions exclusives de la bonne foi contractuelle".

2. "Le refus par le salarié d'un changement de ses conditions de travail, s'il rend son licenciement fondé sur une cause réelle et sérieuse, ne constitue pas à lui seul une faute grave ; [...] toutefois, bien qu'ayant retenu à tort une faute grave, la cour d'appel a confirmé le chef de la décision du conseil de prud'hommes accordant à M. Fort Cros une indemnité de préavis ; [...] dès lors, en sa quatrième branche le moyen est inopérant et ne peut être accueilli".

3. Rejet

Pourvoi n° 04-45.463 :

1. "La bonne foi contractuelle étant présumée, les juges n'ont pas à rechercher si la décision de l'employeur de faire jouer une clause de mobilité stipulée dans le contrat de travail est conforme à l'intérêt de l'entreprise ; [...] il incombe au salarié de démontrer que cette décision a en réalité été prise pour des raisons étrangères à cet intérêt, ou bien qu'elle a été mise en oeuvre dans des conditions exclusives de la bonne foi contractuelle".

2. "Nonobstant un motif erroné faisant état de la nécessité pour la société Leviel de démontrer que sa décision d'appliquer la clause de mobilité était conforme à l'intérêt de l'entreprise, il ressort d'autres motifs, propres ou adoptés, que les conditions dans lesquelles la décision relative à la mutation avait été prise procédaient d'une précipitation suspecte vis-à-vis d'une salariée ayant une telle ancienneté et qui, peu de temps avant, avait fait l'objet de deux avertissements fondés sur des griefs non établis ; [...] le moyen ne peut, dès lors, être accueilli".

3. Rejet

Commentaire

1. Une triple confirmation incidente

  • La clause de mobilité ne doit pas être mise en oeuvre de manière abusive

La jurisprudence considère classiquement que l'employeur ne doit pas abuser du droit que lui confère la clause de mobilité de muter le salarié.

Parmi les éléments permettant de caractériser l'abus, figurent :

- les conséquences familiales de la mutation (Cass. soc., 18 mai 1999, n° 96-44.315, Société Legrand c/ M. Rochin, publié N° Lexbase : A4654AGH, Dr. soc. 1999, p. 734, obs. B. Gauriau ; JCP E 2000, jur. p. 40, note C. Puigelier ; Cass. soc., 18 septembre 2002, n° 99-46.136, FP-P N° Lexbase : A4510AZ3, Dr. soc. 2002, p. 997, obs. R. Vatinet) ;
- les difficultés d'accès au nouveau lieu de travail (Cass. soc., 10 janvier 2001, n° 98-46.226, Mme Rabia Abdallah, publié N° Lexbase : A2030AIZ) ;
- le caractère soudain (Cass. soc., 18 sept. 2002, préc.) ou brutal de l'annonce de la mutation (Cass. soc., 28 novembre 2001, n° 99-45.985, F-D N° Lexbase : A2965AX4 ; Cass. soc., 3 novembre 2004, n° 02-45.749, F-D N° Lexbase : A7627DDT ; Cass. soc., 24 novembre 2004, n° 02-46.988, F-D N° Lexbase : A0319DEK) ;
- le fait que la clause a déjà été mise en oeuvre peu de temps auparavant.

Cet arrêt confirme cette possibilité.

Dans la seconde affaire, d'ailleurs, ce sont bien les circonstances caractérisant l'abus qui justifient le refus opposé par le salarié, la Cour ayant relevé "une précipitation suspecte vis-à-vis d'une salariée ayant une telle ancienneté et qui, peu de temps avant, avait fait l'objet de deux avertissements fondés sur des griefs non établis".

La nouveauté introduite par cet arrêt résulte dans la formulation de la règle puisque, désormais, c'est par référence à la "bonne foi contractuelle" que devra être caractérisé l'abus. On sait que l'exigence de bonne foi dans l'exécution du contrat figure, depuis 1804, à l'article 1134, alinéa 3, du Code civil (N° Lexbase : L1234ABC) et, depuis la loi de modernisation sociale du 17 janvier 2002 (loi n° 2002-73 du 17 janvier 2002, de modernisation sociale N° Lexbase : L1304AW9), à l'article L. 120-4 du Code du travail (N° Lexbase : L0571AZ8) (cf notre étude Le solidarisme contractuel en droit du travail : mythe ou réalité ?, dans Le solidarisme, sous la dir. de L. Grynbaum et M. Nicod, Economica - études juridiques n° 18, 2004, p. 75).

On peut penser, cependant, que ce changement de formulation ne modifiera en rien les analyses jusque là admises.

  • La clause de mobilité doit être mise en oeuvre dans l'intérêt de l'entreprise

A partir de 2002, la Cour de cassation avait exigé que la mise en oeuvre de la clause de mobilité soit conforme à l'intérêt de l'entreprise (Cass. soc., 23 janvier 2002, n° 99-44.845, F-D N° Lexbase : A8169AXT ; Cass. soc., 18 sept. 2002, préc.).

Cette exigence est confirmée par la Cour de cassation dans ces deux décisions, le salarié pouvant désormais établir que sa mutation n'est pas conforme à cet intérêt.

  • Le refus opposé par le salarié ne constitue pas nécessairement une faute grave

L'employeur qui met en oeuvre une clause de mobilité valable ne modifie pas le contrat de travail mais, au contraire, en assure l'exécution (Cass. soc., 28 octobre 1998, n° 96-43.855, Société ECM, société à responsabilité limitée c/ M. Serge Tankoua-Jantou, inédit N° Lexbase : A6931AH8). Le changement du lieu de travail constitue, par conséquent, un simple changement dans les conditions de travail.

Le salarié qui refuse ce changement s'expose alors à un licenciement disciplinaire. Ce refus n'est, toutefois, pas nécessairement constitutif d'une faute grave, comme l'affirme la Cour de cassation depuis 1998 (Cass. soc., 15 juillet 1998, n° 97-43.985, Mme Pagano c/ Mutuelle générale de l'Education nationale, publié N° Lexbase : A5687ACM, Dr. soc. 1998, p. 889, note G. Couturier).

Les juges devront alors tenir compte des motifs du refus et pourront, ainsi, considérer que le salarié ne commet qu'une faute sérieuse s'il invoque des motifs familiaux valables (Cass. soc., 15 décembre 2004, n° 02-44.924, FS-P+B N° Lexbase : A4692DEI, Dr. soc. 2005, p. 343, obs. M.-T. Lanquetin).

C'est cette solution que vient également confirmer la Cour de cassation dans son premier arrêt, le principe dégagé valant, d'ailleurs, pour tous les refus d'un changement dans les conditions de travail, dont l'hypothèse d'un refus de mettre en oeuvre la clause de mobilité n'est qu'une illustration.

2. L'attribution de la charge de la preuve du caractère injustifié de la mise en oeuvre de la clause de mobilité

  • Exposé du problème

La Cour de cassation prend ici position dans un débat délicat : à qui incombe la preuve du caractère injustifié de la mise en oeuvre de la clause de mobilité ?

Dans un arrêt en date du 10 juin 1997, la Chambre sociale de la Cour de cassation avait eu l'occasion de rappeler "qu'en procédant à un changement des conditions de travail en exécution d'une clause de mobilité, l'employeur ne fait qu'exercer son pouvoir de direction et qu'il appartient à celui qui invoque un détournement de pouvoir d'en apporter la preuve" (Cass. soc., 10 juin 1997, n° 94-43.889, Société SG2 Services c/ M. Meriot et autre, publié N° Lexbase : A1648ACZ).

Cette décision avait, toutefois, été rendue avant que la Cour de cassation n'exige que la mise en oeuvre de la clause soit conforme à l'intérêt de l'entreprise et on pouvait, dès lors, se demander si les décisions rendues depuis 2002 n'avaient pas entraîné un renversement de la charge de la preuve.

Dans son arrêt rendu le 23 janvier 2002 (préc.), comme dans des décisions ultérieures (Cass. soc., 3 novembre 2004, n° 02-45.749, F-D N° Lexbase : A7627DDT, lire Gilles Auzero, Mise en oeuvre des clauses de mobilité : illustrations du contrôle très strict opéré par les juges, Lexbase Hebdo n° 143 du 17 novembre 2004 - édition sociale N° Lexbase : N3513ABQ), la Cour de cassation, alors qu'elle y était invitée par le pourvoi, n'avait pas pris position sur la charge de la preuve et avait rejeté les pourvois, dès lors que les juges du fond avaient caractérisé soit l'abus, soit l'absence d'intérêt de l'entreprise, de telle sorte que l'on pouvait légitimement s'interroger sur l'éventuel inversement de la charge de la preuve.

  • Solution retenue

C'est certainement pour ne pas laisser de doute que la Cour de cassation s'est décidée à prendre clairement position sur la question et àconfirmer sa jurisprudence sur ce point.

Selon la Haute juridiction, en effet, "la bonne foi contractuelle étant présumée, les juges n'ont pas à rechercher si la décision de l'employeur de modifier les conditions de travail d'un salarié est conforme à l'intérêt de l'entreprise ; (...) il incombe au salarié de démontrer que cette décision a, en réalité, été prise pour des raisons étrangères à cet intérêt, ou bien qu'elle a été mise en oeuvre dans des conditions exclusives de la bonne foi contractuelle".

C'est donc bien au salarié de rapporter les éléments permettant de montrer que l'employeur a commis une faute dans la mise en oeuvre de la clause. Dans le doute, le salarié, qui supporte également le risque de la preuve, devra être débouté de ses demandes et son refus l'exposera effectivement à un licenciement disciplinaire, au moins pour faute sérieuse.

  • Critique

La solution retenue semble reposer sur un argument incontestable. La bonne foi devant être présumée, c'est logiquement à celui qui invoque la mauvaise foi d'en rapporter la preuve. Pourtant, cette affirmation ne va pas de soi.

S'il est conforme aux principes généraux du droit de la preuve d'imposer à l'auteur d'une allégation la preuve des faits prétendus (NCPC, art. 9 N° Lexbase : L3201ADW), la qualification juridique de ces faits incombe au juge (NCPC, art. 12 N° Lexbase : L2043ADZ).

Or, en l'espèce, la Cour de cassation vise bien la preuve de la contrariété de la mise en oeuvre de la clause de mobilité avec l'exigence de bonne foi ou l'intérêt de l'entreprise, qui constituent incontestablement des éléments de qualification du comportement.

Par ailleurs, dès lors que l'existence d'une obligation est acquise, la preuve de son exécution pèse logiquement sur le débiteur (C. civ., art. 1315, al. 2 N° Lexbase : L1426ABG). Or, on pouvait penser que l'employeur étant débiteur d'une obligation de motivation de sa décision, c'est à lui qu'il revenait de prouver s'en être valablement acquitté, tout comme il doit prouver que le licenciement repose sur une cause réelle et sérieuse ; il perdra d'ailleurs le procès en cas de doute (C. trav., art. L. 122-14-3, al. 2 N° Lexbase : L5568AC9).

En affirmant que le salarié doit établir l'abus ou l'absence de conformité à l'intérêt de l'entreprise, la Cour de cassation choisit le camp de l'employeur et refuse de faire un "cadeau" probatoire au salarié. On s'étonnera alors que la Haute juridiction n'ait pas raisonné ici par analogie avec le droit du licenciement, soucieuse sans doute de rétablir un certain équilibre au bénéfice de l'employeur, il est vrai peu favorisé ces dernières années par l'évolution du régime du contrat de travail.