[Jurisprudence] La capacité des syndicats catégoriels à conclure des accords collectifs d'entreprise

par Sébastien Tournaux, Maître de conférences à l'Université Montesquieu - Bordeaux IV

Depuis la réforme de la représentativité syndicale intervenue en 2008 (1), deux questions relatives aux pouvoirs des syndicats catégoriels avaient suscité des remous judiciaires et doctrinaux. La première fut réglée par l'intervention du Conseil constitutionnel qui jugea que les règles spéciales applicables aux syndicats catégoriels ne créaient pas de discriminations entre syndicats (2). La seconde portait sur la capacité des syndicats catégoriels à négocier des accords collectifs destinés à s'appliquer à l'ensemble des salariés d'une entreprise (3). C'est sur ce dernier point que prend position la Chambre sociale de la Cour de cassation par un arrêt rendu le 31 mai 2011. Les syndicats catégoriels de salariés peuvent conclure des accords intercatégoriels sans avoir à démontrer leur représentativité à l'égard de l'ensemble des personnels de l'entreprise (I). Ce changement de cap de la Chambre sociale est entièrement justifié en ce qu'il prend acte des évolutions de philosophie impliqués par la réforme de la représentativité et qu'il donne, ainsi, une place prépondérante au critère majoritaire dans la validité des accords collectifs de travail (II).

Résumé

Un syndicat représentatif catégoriel peut, avec des syndicats représentatifs intercatégoriels, et sans avoir à établir sa représentativité au sein de toutes les catégories de personnel, négocier et signer un accord d'entreprise intéressant l'ensemble du personnel, son audience électorale, rapportée à l'ensemble des collèges électoraux, devant alors être prise en compte pour apprécier les conditions de validité de cet accord.

Commentaire

I - Capacité de syndicats catégoriels : des critères renouvelés

Les règles de capacité de la partie salariée lors de la conclusion d'une convention ou d'un accord collectif de travail ont, on le sait, été sensiblement modifiées par loi du 20 août 2008 (4). L'exigence d'une plus grande légitimité des acteurs s'est imposée pour justifier le déplacement de la régulation en droit du travail vers une forme de démocratie sociale. C'est l'audience électorale des syndicats qui fait figure de fer de lance de cette légitimation des acteurs de la négociation.

Aujourd'hui comme hier, seules les organisations syndicales représentatives peuvent conclure un accord collectif (5). Cependant, la représentativité doit désormais être systématiquement prouvée, à tous niveaux, et sur la base, notamment, d'un critère d'audience électorale du syndicat (6). La preuve de la représentativité syndicale ne suffira cependant pas puisqu'il faudra, en outre, que le ou les syndicats signataires remplissent une condition supplémentaire dite "critère majoritaire". Ce critère majoritaire se décompose en réalité en deux modalités : une majorité d'engagement et un droit d'opposition. Le premier impose que les signataires aient au minimum recueilli 30 % de suffrages exprimés au premier tour des élections du comité d'entreprise. Le second exige que les syndicats représentatifs, majoritaires et non signataires ne s'opposent pas à l'entrée en vigueur de l'accord conclu (7).

Si cette réforme a donc chamboulé le droit de la négociation collective, elle a cependant laissé de côté la question de la capacité des syndicats dits catégoriels, des syndicats qui ne représentent les intérêts que d'une catégorie de salariés dans l'entreprise et dont l'illustration la plus souvent avancée est celle de la CFE-CGC, organisation syndicale catégorielle de cadres.

La question de la conclusion d'un accord collectif de travail intercatégoriel par un syndicat catégoriel n'a pas été tranchée par la loi. Le législateur s'est uniquement intéressé à la représentativité des organisations catégorielles en posant une règle exceptionnelle. "Sont représentatives à l'égard des personnels relevant des collèges électoraux dans lesquels leurs règles statutaires leur donnent vocation à présenter des candidats, les organisations syndicales catégorielles affiliées à une confédération syndicale catégorielle interprofessionnelle nationale qui satisfont aux critères de l'article L. 2121-1 (N° Lexbase : L3727IBN) et qui ont recueilli au moins 10 % des suffrages exprimés [...] dans ces collèges" (8). Si l'on a pu douter un temps que cette règle soit conforme aux engagements internationaux de la France et à sa Constitution, sa validité est désormais confirmée si bien que les syndicats catégoriels bénéficient d'une forme de privilège dans l'établissement de leur représentativité (9).

Une fois que le syndicat catégoriel a fait la preuve de sa représentativité dans son collège, peut-il conclure un accord collectif de travail dont le champ d'application déborde de la seule catégorie des salariés qu'il défend ? A cette question, la Chambre sociale apportait, depuis longtemps, une réponse très claire. Le syndicat catégoriel pouvait conclure un accord engageant l'ensemble du personnel d'une entreprise à la condition de faire la preuve de sa représentativité pour l'ensemble du personnel. A défaut d'une telle preuve, l'accord conclu devait être annulé (10). On pouvait donc, d'abord, se demander si cette règle allait être conservée à la suite de la réforme de la représentativité syndicale.

Que cette règle soit ou non maintenue, il fallait ensuite s'interroger sur l'application que ferait la Chambre sociale du critère majoritaire dans les cas où le syndicat catégoriel était jugé apte à conclure un accord collectif intercatégoriel. Comment comptabiliser les voix de ce syndicat obtenues pourtant dans un collège distinct et spécifique (11) ?

Quoique la décision soit rendue à l'égard de faits antérieurs à la loi du 20 août 2008, ce sont ces questions auxquelles la Chambre sociale apporte une réponse innovante.

A la suite de l'entrée en vigueur de la loi du 21 août 2007, relative au dialogue social et à la continuité du service public dans les transports terrestres réguliers de voyageurs (12), un avenant, modifiant un accord relatif au droit syndical de 2006 a été conclu le 1er janvier 2008 au sein de la RATP. L'accord sur le droit syndical, précurseur de la loi du 20 août 2008, prévoyait l'exigence d'une majorité d'engagement de 35 % des suffrages et un droit d'opposition pour les syndicats majoritaires non signataires, audience obtenue lors de différentes élections professionnelles dans l'entreprise. L'avenant fut signé par plusieurs organisations syndicales et, notamment, par deux syndicats catégoriels, la CFE-CGC et GISO-RATP, syndicat catégoriel affilié à la CGT.

Le syndicat SUD-RATP demanda l'annulation de l'accord en se fondant sur la jurisprudence antérieure de la Chambre sociale. En effet, selon le requérant, les syndicats catégoriels doivent faire la preuve de leur représentativité à l'égard de l'ensemble des salariés. Faute d'avoir établi cette représentativité spéciale, l'audience de ces syndicats ne pouvait être prise en compte pour la mise en oeuvre du critère majoritaire conventionnellement prévu. Or, à condition de ne pas comptabiliser l'audience de ces syndicats, le seuil de 35 % n'était pas atteint.

Par un arrêt remarqué rendu le 14 janvier 2010, la cour d'appel de Paris débouta le syndicat de ces demandes (13). S'agissant de la CFE-CGT, la cour d'appel jugea que son audience pouvait être prise en compte à condition d'être rapportée à l'ensemble des suffrages exprimés dans tous les collèges. S'agissant du GISO-RATP, elle jugea qu'il ne s'agissait pas d'une organisation syndicale catégorielle puisqu'elle était affiliée à un syndicat national intercatégoriel, la CGT-SUD-RATP forma pourvoi en cassation, renouvelant peu ou prou la même argumentation.

Par un arrêt rendu le 31 mai 2011, la Chambre sociale de la Cour de cassation rejette le pourvoi et saisit l'occasion pour modifier sensiblement sa jurisprudence relative à la capacité des syndicats catégoriels de conclure un accord collectif applicable à l'ensemble des catégories professionnelles. Pour ce faire, elle juge, d'abord, qu'"un syndicat représentatif catégoriel peut, avec des syndicats représentatifs intercatégoriels, et sans avoir à établir sa représentativité au sein de toutes les catégories de personnel, négocier et signer un accord d'entreprise intéressant l'ensemble du personnel, son audience électorale, rapportée à l'ensemble des collèges électoraux, devant alors être prise en compte pour apprécier les conditions de validité de cet accord".

La Cour poursuit en concluant que l'accord "avait été négocié et signé par des syndicats représentatifs intercatégoriels" si bien que la CFE-CGC et le GISO-RATP, "tous deux représentatifs, pouvaient aussi participer aux négociations et à la signature de cet accord et que leur score électoral, rapporté à l'ensemble des votants, devait être pris en compte pour déterminer si les signataires représentaient ou non 35 % des votants lors des dernières élections".

Les règles de capacité des syndicats catégoriels dans la négociation et la conclusion d'accords collectifs sont donc clairement remodelées puisqu'il est donné moins de poids à la représentativité syndicale pour privilégier, assez logiquement d'ailleurs, la prise en compte du critère majoritaire.

II - Capacité des syndicats catégoriels : des critères justifiés

La solution rendue par la Chambre sociale allège sans aucun doute la condition liée à la représentativité syndicale. Alors qu'autrefois, il était exigé du syndicat catégoriel qu'il démontre sa représentativité à l'égard de l'ensemble des catégories de personnel, cette condition est clairement supprimée par la Chambre sociale. Il suffit, désormais, que le syndicat soit représentatif dans l'entreprise, au regard des critères de l'article L. 2121-1 du Code du travail, critères aménagés pour les syndicats catégoriels par l'article L. 2122-2 du même code. Une limite est cependant maintenue puisque le syndicat catégoriel ne peut conclure seul un accord intercatégoriel, il demeure nécessaire que sa signature accompagne celle de syndicats intercatégoriels.

Cet allègement de la condition de représentativité syndicale peut certainement subir quelques critiques. La principale d'entre elles tient au fait que l'article L. 2122-2 du Code du travail semble réserver la représentativité des organisations catégorielles au seul champ des salariés relevant de cette catégorie. Pour le dire autrement, en disposant que "dans l'entreprise ou l'établissement, sont représentatives à l'égard des personnels relevant des collèges électoraux dans lesquels leurs règles statutaires leurs donnent vocation à présenter des candidats les organisations [...]", le Code du travail semblait n'offrir le sésame de la représentativité aux syndicats catégoriels qu'en vue de représenter les intérêts d'une catégorie précise de salariés et non de tous les salariés (14).

Il faut cependant relever que, dans un accord collectif intercatégoriel, les dispositions intéressant une catégorie de personnel se recoupent parfois, voire souvent, avec les dispositions applicables à l'ensemble du personnel (15). Exclure le syndicat catégoriel au motif qu'il ne fait pas la preuve de sa représentativité à l'égard de l'ensemble des salariés le privait donc de la faculté de défendre les intérêts de la catégorie qu'il représente. En outre, et surtout, la jurisprudence antérieure de la Chambre sociale donnait le sentiment qu'il existait, en réalité, deux types de représentativités pour les syndicats catégoriels, l'une lui permettant de défendre les intérêts de la catégorie dont il défend les intérêts, l'autre lui permettant de défendre les intérêts de l'ensemble du personnel. Or, une telle distinction entre différents degrés de représentativité ne ressort, ni expressément, ni tacitement des dispositions légales. Soit il fallait limiter la représentativité du syndicat à sa catégorie, soit lui permettre de bénéficier des mêmes avantages qu'un syndicat intercatégoriel, mais il ne paraissait en revanche pas adéquat de ménager deux paliers de représentativité.

La solution est encore justifiée parce qu'elle prend acte des modifications du système apportées par le critère majoritaire. Autrefois, un syndicat représentatif seul pouvait engager la collectivité des salariés par la signature d'un accord collectif. Cette possibilité a quasiment disparu, sauf si ce syndicat unique est électoralement majoritaire dans l'entreprise. Il n'est plus donc utile d'exiger que le syndicat catégoriel soit représentatif à l'égard de l'ensemble du personnel puisque, dans tous les cas, il est fort peu probable qu'il puisse seul être majoritaire dans l'entreprise. Quand bien même cela serait le cas, la Chambre sociale préserve l'exigence formelle que l'accord soit conclu "avec des syndicats intercatégoriels", ce qui permet de ménager le concept de représentativité spécifique aux organisations catégorielles sans permettre qu'un tel syndicat engage seul la communauté entière des salariés.

Finalement, l'arrêt traduit très clairement un déplacement du centre de gravité des deux conditions de capacité des syndicats signataires d'un accord collectif de travail. Alors que la représentativité était, depuis 1919, le seul critère exigé, le critère majoritaire a, peu à peu, pris sa place pour devenir aujourd'hui le critère dominant. En effet, s'il n'est plus nécessaire que le syndicat catégoriel démontre sa représentativité à l'égard de l'ensemble des salariés ce qui, nous l'avons vu, n'avait que peu de sens, la relativité de son poids auprès de l'ensemble des salariés sera néanmoins prise en compte au stade de l'appréciation du critère majoritaire. En effet, en jugeant que "leur score électoral, rapporté à l'ensemble des votants, devait être pris en compte", la Chambre sociale prend en considération le poids électoral réel des syndicats catégoriels vis-à-vis de l'ensemble des salariés et non pas leur seul poids dans le collège dans lequel ils ont présenté des candidats. Ce lien entre audience électorale et collège dans lequel le syndicat a présenté des candidats n'étant établi par l'article L. 2122-2 du Code du travail qu'en matière de preuve de la représentativité, rien ne s'opposait donc à ce qu'une règle aménagée soit utilisée pour l'appréciation du critère majoritaire.


(1) Loi n° 2008-789, 20 août 2008, portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail (N° Lexbase : L7392IAZ) et v., le numéro spécial, Lexbase Hebdo n° 318 du 18 septembre 2008 - édition sociale.
(2) Cons. const., 7 octobre 2010, n° 2010-42 QPC (N° Lexbase : A2099GBD) et v. les obs. de Ch. Radé, Le Conseil constitutionnel, les syndicats catégoriels et la réforme de la démocratie sociale, Lexbase Hebdo n° 413 du 21 octobre 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N2856BQT).
(3) Sur cette question, v. principalement P. Adam, La CFE-CGC peut-elle signer un accord d'entreprise intercatégoriel ?, SSL, 2009, n° 1424, p. 6 ; L. Flament, La représentativité après la loi du 20 août 2008 : nouvelles questions, JCP éd. S, 2009, 1386. Adde, J. Pélissier, G. Auzero, E. Dockès, Droit du travail, Dalloz, 25ème édition, 2010, pp. 991-992 ; B. Teyssié, Droit du travail. Relations collectives, Litec, 6ème édition, 2009, p. 479 ; G. Bélier, H.- H. Legrand, La négociation collective après la loi du 20 août 2008, éditions Liaisons, coll. Droit vivant, 2009, p. 169.
(4) Cf. note n° 1.
(5) C. trav., art. L. 2232-1 (N° Lexbase : L3770IBA).
(6) Pour les organisations intercatégorielles dans l'entreprise, v. C. trav., art. L. 2122-1 (N° Lexbase : L3823IB9) ; pour les organisations catégorielles, v. C. trav., art. L. 2122-2 (N° Lexbase : L3804IBI).
(7) C. trav., art. L. 2232-12 (N° Lexbase : L3770IBA). Sur le critère majoritaire, v. J. Pélissier, G. Auzero, E. Dockès, préc., p. 1319.
(8) C. trav., art. L. 2122-2 (N° Lexbase : L3804IBI).
(9) Cons. const., 7 octobre 2010, n° 2010-42 QPC, préc..
(10) Cass. soc., 7 novembre 1990, n° 89-10.483, publié (N° Lexbase : A1609AAT), Dr. soc., 1991, p. 294, obs. M. Despax ; Cass. soc., 24 juin 1998, n° 97-11.281, publié (N° Lexbase : A5676AC9).
(11) Pour un bilan des questions encore en suspens, v. P. Adam, La CFE-CGC peut-elle signer un accord d'entreprise intercatégoriel ?, SSL, 2009, n° 1424, p. 6 ; L. Flament, La représentativité après la loi du 20 août 2008 : nouvelles questions, JCP éd. S, 2009, 1386.
(12) Loi n° 2007-1224 du 21 août 2007, relative au dialogue social et à la continuité du service public dans les transports terrestres réguliers de voyageurs (N° Lexbase : L2418HY9), et les obs. de Ch. Radé, Service minimum dans les entreprises gérant les transports publics de voyageurs : la fin du serpent de mer, Lexbase Hebdo n° 271 du 6 septembre 2007 - édition sociale (N° Lexbase : N2525BCI).
(13) CA Paris, Pôle 6, 2ème ch., 14 janvier 2010, n° 08/15999 (N° Lexbase : A4196ES9), JCP éd. S, 2010, 1152, note L. Flament.
(14) En ce sens, v. J. Pélissier, G. Auzero, E. Dockès, préc., p. 992, note 5.
(15) En ce sens, v. P. Adam, préc., p. 7.

Décision

Cass. soc., 31 mai 2011, n° 10-14.391, FS-P+B (N° Lexbase : A3309HTQ)

Rejet, CA Paris, Pôle 6, 2ème ch., 14 janvier 2010, n° 08/15999 (N° Lexbase : A4196ES9)

Textes cités : néant

Mots-clés : accord collectif d'entreprise intercatégoriel, syndicat catégoriel, capacité, représentativité, critère majoritaire

Liens Base : (N° Lexbase : E2224ETK)