[A la une] Harcèlement moral : la Cour de cassation livre une première définition

par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale




Rendu tristement célèbre par certaines affaires édifiantes et les travaux, notamment, de Marie-France Hirigoyen (Le harcèlement moral, Syros, 1998), le harcèlement moral a fait son entrée dans le Code du travail avec la loi de modernisation sociale du 17 janvier 2002 N° Lexbase : L1304AW9). Jusqu'à aujourd'hui, la Cour de cassation n'avait eu que rarement à connaître de telles affaires. Pour la première fois, la Chambre sociale de la Cour de cassation livre une définition de ce phénomène dans un arrêt du 27 octobre 2004, où les dispositions de la loi du 17 janvier 2002 n'étaient pas applicables (1). Elle précise, également, quelles sont les conséquences, pour le salarié, de ces comportements déviants (2).
Décision

Cass. soc., 27 octobre 2004, n° 04-41.008, Société Mât de misaine c/ Mme Claudie Pouvreau, F-P+B (N° Lexbase : A7443DDZ)

Rejet (cour d'appel de Rennes, 8e Chambre prud'homale, 27 novembre 2003)

Mots clefs : harcèlement moral ; éléments constitutifs

Textes visés : néant

Lien base :

Faits

1. Mme Pouvreau a été engagée par la société Mât de misaine, le 2 novembre 2000, par contrat à durée déterminée, en qualité d'animatrice de magasin. Son contrat de travail a été renouvelé le 31 janvier 2001 pour une durée de onze mois.

2. La salariée a saisi la juridiction prud'homale de demandes en requalification de son contrat de travail en contrat à durée indéterminée et en paiement de diverses indemnités, notamment pour harcèlement moral.

3. La cour d'appel de Rennes a fait droit à l'ensemble de ses demandes.

Problème juridique

Quels sont les éléments permettant de caractériser le harcèlement moral ?

Solution

1. La cour d'appel qui, sans se contredire, a constaté que la salariée avait fait l'objet d'un retrait sans motif de son téléphone portable à usage professionnel, de l'instauration d'une obligation nouvelle et sans justification de se présenter tous les matins au bureau de sa supérieure hiérarchique, de l'attribution de tâches sans rapport avec ses fonctions, faits générateurs d'un état dépressif médicalement constaté nécessitant des arrêts de travail a, par une appréciation souveraine, estimé que la conjonction et la répétition de ces faits constituaient un harcèlement moral.

2. Rejet

Commentaire

1. Les éléments constitutifs du harcèlement moral

  • L'apport de la loi du 17 janvier 2002

La loi de modernisation sociale du 17 janvier 2002 (N° Lexbase : L1304AW9) a introduit dans le Code du travail plusieurs dispositions relatives au harcèlement moral.

L'article L. 122-49 du Code du travail (N° Lexbase : L0579AZH) définit le harcèlement moral comme des "agissements répétés [...] qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel".

Cette définition est plus précise que celle qu'en donne la directive 2002/73/CE du Parlement européen et du Conseil du 23 septembre 2002 (N° Lexbase : L9630A4G) modifiant la directive 76/207/CEE du Conseil, relative à la mise en oeuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes, en ce qui concerne l'accès à l'emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les conditions de travail (N° Lexbase : L9232AUH), et qui vise le "comportement non désiré lié au sexe d'une personne, ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à la dignité d'une personne et de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant".

  • L'absence de véritable définition jurisprudentielle

Jusqu'à cet arrêt, rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 27 octobre 2004, la Haute juridiction n'avait pas eu l'occasion de donner plus de précisions sur la nature de ces comportements, même si de nombreuses décisions des juridictions du fond avaient dressé un catalogue de "l'imagination démoniaque de certains pervers" (TGI de Bobigny, Première Chambre B, 7 décembre 1999 Chapet c/ Société Hella, Dr. ouvrier 2000, p. 194, chron. P. Bouaziz : un salarié avait reçu des avertissements à répétition en raison de baisses dans ses ventes, sans avoir jamais eu le temps de prendre les mesures réclamées par l'employeur pour améliorer des performances et alors, au contraire, que les chiffres de ses ventes étaient en hausse ; CA, Aix-en-Provence, chbre soc. 17, 18 décembre 2001, Dr. soc. 2002, p. 701, chron. C. Bouty : salariés victimes de brimades, bureau sous un escalier, pas de véhicule de fonction, mutations à répétition, etc).

Dans certaines décisions, la Cour de cassation avait censuré les juges du fond qui avaient retenu une conception trop large du harcèlement moral, caractérisé par le seul fait "que le salarié avait, par le passé, fait l'objet de plusieurs tentatives de licenciement, toutes infructueuses, pour des motifs similaires" (Cass. soc., 8 janvier 2003, n° 00-46.824, F-D N° Lexbase : A5971A4W), ou que le salarié "s'est vu infliger deux sanctions disciplinaires irrégulières en l'espace d'un mois et 4 jours" (Cass. soc., 16 juin 2004, n° 02-41.795, F-D N° Lexbase : A7402DC7).

Dans d'autres affaires, en revanche, la Cour reprochait aux juges du fond d'avoir écarté le harcèlement dans des hypothèses où le salarié avait invoqué ce grief. A ces occasions, la Cour avait fait référence à "des procédés vexatoires, abusifs et pénibles la poussant à démissionner" (Cass. soc., 19 novembre 2003, n° 02-41.530, F-D N° Lexbase : A3236DA4).

  • L'apport de l'arrêt du 27 octobre 2004

Cet arrêt, rendu le 27 octobre 2004, nous donne donc, pour la première fois, dans une décision publiée au bulletin, une définition précise du harcèlement moral.

Dans cette affaire, une salariée, initialement embauchée sous contrat à durée déterminée pour une durée de deux mois, puis renouvelée pour une période de onze nouveaux mois, avait quitté son emploi et saisi la juridiction prud'homale de demandes tendant à la requalification de son contrat en contrat de travail à durée indéterminée et réclamait à son employeur diverses indemnités, dont certaines en réparation du préjudice que lui avait causé le harcèlement moral dont elle avait été l'objet. La cour d'appel lui avait entièrement donné raison, et cet arrêt se trouve ici confirmé par le rejet du pourvoi.

Bien qu'elle fasse référence au pouvoir souverain d'appréciation des juges du fond, l'intention de la Haute juridiction est bien de donner son aval au travail de qualification des faits. La Chambre sociale de la Cour de cassation reprend, ici, les éléments relevés par la juridiction d'appel et constate, avec elle, que "la salariée avait fait l'objet d'un retrait sans motif de son téléphone portable à usage professionnel, de l'instauration d'une obligation nouvelle et sans justification de se présenter tous les matins au bureau de sa supérieure hiérarchique, de l'attribution de tâches sans rapport avec ses fonctions, faits générateurs d'un état dépressif médicalement constaté nécessitant des arrêts de travail". Par conséquent, la cour d'appel a, "par une appréciation souveraine, estimé que la conjonction et la répétition de ces faits constituaient un harcèlement moral".

  • Les éléments constitutifs du harcèlement moral

De ces éléments ressortent, très nettement, deux séries d'indices.

Les premiers sont de nature objective et décrivent le comportement fautif de l'employeur. Il s'agissait de brimades et autres mesquineries destinées à priver le salarié de ses moyens de travail (retrait sans motif de son téléphone portable à usage professionnel), d'obligations professionnelles injustifiées (instauration d'une obligation nouvelle et sans justification de se présenter tous les matins au bureau de sa supérieure hiérarchique), ou contraires aux fonctions pour lesquelles la salariée avait été recrutée (attribution de tâches sans rapport avec ses fonctions). Ces faits constituent, par leur "conjonction" et leur "répétition", un harcèlement moral. Il apparaît donc que le harcèlement s'apparente à une infraction d'habitude et qu'un seul comportement, même fautif, n'est pas suffisant, conformément d'ailleurs à la définition qu'en donne l'article L. 122-49 du Code du travail (N° Lexbase : L0579AZH), qui vise des "agissements répétés".

L'autre composante du harcèlement moral est psychologique. Dans cette affaire, les juges du fond avaient bien relevé l'existence "d'un état dépressif médicalement constaté nécessitant des arrêts de travail". Cette atteinte à la santé du salarié figure également dans l'article L. 122-49 du Code du travail qui fait référence à l'altération de la santé physique ou mentale du salarié.

  • L'absence de fondement textuel à la condamnation

Dans la mesure où il s'agit ici d'un arrêt de rejet, la Cour de cassation n'a pas pris la peine d'indiquer le fondement de la décision, alors que dans d'autres arrêts elle avait visé, faute de pouvoir faire une application de l'article L. 122-49 du Code du travail (N° Lexbase : L0579AZH), soit l'article 1134, alinéa 3, du Code civil (N° Lexbase : L1234ABC), consacrant l'exigence de bonne foi dans l'exécution du contrat de travail (Cass. soc., 16 juin 2004, n° 02-41.795, F-D N° Lexbase : A7402DC7), soit l'article L. 122-45 du Code du travail (N° Lexbase : L5583ACR) qui constitue le siège des applications du principe de non-discrimination (Cass. soc., 8 janvier 2003, n° 00-46.824, F-D N° Lexbase : A5971A4W).

Sans doute, l'article 1382 du Code civil (N° Lexbase : L1488ABQ) pourrait-il fonder la condamnation de l'employeur à des dommages-intérêts ou, directement, les articles L. 122-14-4 (N° Lexbase : L5569ACA) et L. 122-14-5 (N° Lexbase : L5570ACB) du Code du travail, lorsque le juge statue sur la cause réelle et sérieuse du licenciement.

2. La sanction du harcèlement moral

  • Les sanctions prévues par la loi du 17 janvier 2002

La loi du 17 janvier 2002 a prévu plusieurs sanctions, comme la nullité des actes pris en violation de l'interdiction (C. trav., art. L. 122-49, al. 3), la mise en cause de la responsabilité disciplinaire du salarié harceleur (C. trav., art. L. 122-50 N° Lexbase : L0581AZK) et, le tout, sans préjudice des sanctions pénales édictées par l'article 222-33-2 du Code pénal (N° Lexbase : L1594AZ3 un an de prison, 15 000 Euros d'amende).

  • Les sanctions prononcées en l'espèce

Dans cette affaire, aucune de ces sanctions n'était directement applicable, puisque les faits étaient antérieurs à l'entrée en vigueur de la loi nouvelle.

Les demandes présentées par la salariée se fondaient sur d'autres dispositions du Code du travail, ce qui a permis aux juges du fond de sanctionner indirectement l'employeur, puisque le contrat de travail a été requalifié en contrat de travail à durée indéterminée et la rupture analysée comme un licenciement sans cause réelle et sérieuse.

  • La nécessaire annulation du licenciement

Il nous semble que la salariée aurait pu ici être plus ambitieuse et la sanction plus lourde. Certes, la nullité du licenciement ne pouvait être prononcée sur le fondement de l'article L. 122-49 du Code du travail, comme nous l'avons rappelé.

Mais, en application de la jurisprudence "Clavaud" (Cass. soc., 28 avril 1988, n° 87-41.804, Société anonyme Dunlop France c/ M. Clavaud, publié N° Lexbase : A4778AA9) depuis confirmée (Cass. soc., 13 mars 2001, n° 99-45.735, Mme Hugues c/ Société France Télécom et autre, publié N° Lexbase : A0149ATP, Dr. soc. 2001, p. 1117, obs. C. Roy-Loustaunau ; Cass. soc., 31 mars 2004, n° 01-46.960, F-P+B N° Lexbase : A7474DBG, voir Annulation du licenciement et article 6 de la CESDH : la salutaire mise au point de la Cour de cassation, Ch. Radé, Lexbase Hebdo n° 115 du 8 avril 2004 - édition sociale N° Lexbase : N1178ABA), un licenciement peut être annulé et le salarié réintégré, lorsque l'employeur a violé une liberté fondamentale du salarié.

Or, il nous semble bien que le harcèlement moral, lorsqu'il est avéré (dans l'hypothèse d'un faux harcèlement : Cass. soc., 18 février 2003, n° 01-11.734, Mme Geneviève Beauzac c/ Société Fiduciaire juridique et fiscale de France (Fidal), inédit N° Lexbase : A1878A7P, voir Tel est pris qui croyait prendre - nul ne peut accuser impunément autrui de harcèlement, Ch. Radé, Lexbase Hebdo n° 60 du jeudi 27 février 2003 - édition sociale N° Lexbase : N6177AAZ), porte bien atteinte à la santé et à la sécurité du salarié.

La Cour de cassation pourrait alors affirmer, de manière plus énergique et pour les faits antérieurs à la loi du 17 janvier 2002, que le licenciement du salarié harcelé est nul, ce qui constitue une satisfaction pour la victime, même si l'hypothèse d'une réintégration effective dans l'emploi semblerait peu probable, tout du moins tant que le harceleur demeure en place.