1. Les ambitions gouvernementales
1.1. La méthode
L'idée de mettre en place un service minimum dans le service public des transports n'est pas nouvelle et revient sur le devant de la scène régulièrement, singulièrement à l'occasion de mouvements sociaux à la SNCF. Soucieux de ne pas intervenir sous la pression des événements, le Gouvernement s'est décidé cette fois-ci à réfléchir à froid et à engager une large concertation avec l'ensemble des parties prenantes, partenaires sociaux mais également représentants des usagers. Préalablement, et comme il est d'usage désormais, le ministère des Transports avait commandé un rapport à Monsieur Dieudonné Mandelkern, Conseiller d'Etat, remis le 21 juillet 2004 au ministre.
Mais, si le Gouvernement a affiché sa volonté de donner à ce service minimum un cadre législatif, nul ne sait aujourd'hui si la loi fixera elle-même les modalités d'un tel service minimum, ou bien si elle se contentera de renvoyer aux partenaires sociaux, vraisemblablement au sein même des entreprises concernées (RATP et SNCF), le soin de définir conventionnellement les nouvelles règles du jeu. Il semble toutefois que le projet s'oriente vers une articulation des compétences, conforme d'ailleurs aux dispositions de l'article 34 de la Constitution (N° Lexbase : L1294A9S). Ainsi, le Parlement pourrait fixer les grands principes en la matière et renvoyer à des accords d'entreprise le soin d'adapter ces principes en fonction des besoins particuliers exprimés.
En dépit des précautions prises par les pouvoirs publics, les premières réactions syndicales sont, mais on s'y attendait, franchement hostiles. Sans réfuter la nécessité de garantir aux usagers une continuité dans le fonctionnement des services publics, les syndicats considèrent comme intangible le droit de grève tel qu'il est garanti aujourd'hui. Dans ces conditions, on ne voit pas comment un service minimum effectif pourrait sérieusement exister si aucune mesure empêchant certains salariés de faire grève à certaines heures de la journée ne pouvait être adoptée.
1.2. L'objet
Si le Gouvernement se garde bien, aujourd'hui, de s'avancer au-delà de l'affirmation de grands principes qui devraient mettre tout le monde d'accord (concilier le respect des usagers et le droit de grève), certaines pistes ont été explorées par la commission "Mandelkern", qui pourraient bien servir de base aux discussions sur le fond dans l'hypothèse où la loi, prévue pour le premier semestre 2005, déciderait de fixer un cadre minimum.
La commission "Mandelkern" insiste ainsi sur trois dimensions de la réforme : favoriser la prévention des conflits, accroître la prévisibilité du service avant grève et garantir le service.
Prévenir le conflit - La commission préconise que le délai de préavis soit porté de 5 à 10 jours pour favoriser le dialogue et permettre à l'entreprise de s'organiser. Les 7 premiers jours seraient consacrés à la négociation (rendue obligatoire pour toutes les parties en conflit) engagée sur la base des revendications déposées par les syndicats. A l'issue de cette période, et si aucun n'accord n'a été trouvé, un nouveau préavis de 3 jours, motivé par la nécessité pour l'entreprise de déterminer les modalités concrètes du service minimum, serait alors nécessaire pour déclencher effectivement la grève. La loi fixerait ici le principe, mais renverrait aux accords d'entreprise pour en préciser les modalités.
Accroître la prévisibilité du service - Certaines obligations pèseraient sur l'autorité de tutelle qui devrait mieux définir les besoins exprimés en termes de service minimum. Ces cahiers des charges seraient d'ailleurs vérifiés par l'autorité administrative indépendante dont la création est réclamée pour s'assurer des modalités du service minimum dans les services publics. Par ailleurs, les entreprises seraient contraintes de délivrer une information circonstanciée aux usagers sur les modalités concrètes du service minimum assuré.
La disposition la plus ambitieuse, et certainement la plus problématique proposée par la Commission, vise à imposer à tout gréviste une "déclaration préalable d'intention de participation à la grève" réalisée au moins 48 heures avant la cessation du travail et qui lierait le salarié dans son choix.
La commission relève également la nécessité de clarifier certains des éléments du régime de la grève dans les services publics, issus de la loi de 1963, mais également d'assouplir les contraintes pesant sur la gestion des ressources humaines disponibles pour faire face aux conflits collectifs.
Garantir le service - Selon la commission, le "maintien en activité" de certains personnels grévistes (expression pudiquement préférée à celle de réquisition) ne pourrait intervenir que lorsque l'entreprise n'est pas en mesure de garantir une "offre minimale de service" en réorganisant l'activité par d'autres moyens. Les réquisitions présenteraient donc un caractère subsidiaire et strictement proportionné.
2. Remarques sur la marge de manoeuvre gouvernementale
Il ne fait guère de doute que le Gouvernement dispose théoriquement des moyens juridiques de mettre en place, avec le secours du Parlement, un service minimum dans les services publics. Or, cette méthode ne saurait aboutir sans la participation effective des syndicats. Le principe même d'une législation spécifique n'est d'ailleurs pas acquis et la question pourrait bien se régler sur le plan conventionnel, à partir du modèle de la RATP.
2.1. Le droit d'instaurer un service minimum dans les services publics
Le droit de grève constitue, depuis le Préambule de la Constitution de 1946, un principe constitutionnel. L'alinéa 7 (N° Lexbase : L6821BH4) dispose en effet que "le droit de grève s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent".
Si l'existence du droit de grève se trouve ainsi garantie par la Constitution, ses modalités de mise en oeuvre doivent être établies par le Parlement.
Même si le Préambule n'opère aucune distinction entre la situation des salariés du secteur privé et les services publics, les règles applicables sont assez sensiblement différentes. La raison en est simple. Le droit de grève ne bénéficie pas d'un statut à part dans les droits garantis constitutionnellement ; il doit logiquement être concilié avec les autres droits et principes de même valeur, comme la liberté d'entreprendre, affirmée depuis 1988 (Cons. const., décision n° 88-244 DC, du 20 juillet 1988, Loi portant amnistie N° Lexbase : A8180ACX Dr. soc. 1988, p. 755 s., chron. X. Prétôt) ou le principe de continuité des services publics, reconnu et protégé depuis 1979 (décision n° 79-105 DC du 25 juillet 1979 N° Lexbase : A7991ACX : D. 1980, jurispr. p. 101, note M. Paillet).
Cette particularité des services publics emporte deux séries de conséquences.
La première conséquence tient aux modalités de l'encadrement de la grève. Dans le secteur privé, la Cour de cassation considère, depuis 1995, que les partenaires sociaux ne sauraient restreindre conventionnellement l'exercice du droit de grève, dans la mesure où seule la loi a été habilitée par le Parlement à l'encadrer (Cass. soc., 7 juin 1995, n° 93-46.448, Transports Séroul c/ M. Beillevaire et autres N° Lexbase : A2101AA3). Dans les services publics, en revanche, le Conseil d'Etat considère, depuis 1950, qu'en l'absence de dispositions légales ou réglementaires, les chefs de service disposent d'un pouvoir d'organisation afin de garantir la continuité du service public qui leur permet de restreindre l'exercice du droit de grève (CE Contentieux, 7 juillet 1950, n° 01645, Dehaene N° Lexbase : A5106B7A JCP 1950, II, 5681, concl. Gazier), à la double condition toutefois que ces limitations soient nécessaires à la continuité des services publics et proportionnées, c'est-à-dire strictement limitées aux agents dont la présence est indispensable pour assurer cette continuité.
La seconde particularité des services publics se vérifie au travers de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Le principe de la continuité des services publics constitue en effet un principe de valeur constitutionnelle, même s'il ne figure formellement dans aucune disposition du bloc de constitutionnalité, principe qu'il convient par conséquent de concilier avec le droit de grève. C'est ainsi que dans les services publics indispensables à l'exercice par l'Etat de ses missions régaliennes, le droit de grève peut être purement et simplement écarté. Mais, dans les autres services publics, l'exigence de proportionnalité impose de trouver un équilibre entre les principes contradictoires et de ne mettre en place que des limitations au droit de grève strictement limitées et ne remettant pas en cause le principe même de son existence (décision du 25 juillet 1979 : préc.).
L'existence d'un service minimum dans certains services publics a ainsi été consacrée par le Conseil constitutionnel pour l'ORTF ou les contrôleurs aériens (loi n° 84-1286 du 31 décembre 1984 N° Lexbase : L7736GTP).
Sur un plan strictement juridique, il semble donc que les pouvoirs publics disposent des moyens nécessaires pour imposer le principe d'un service minimum dans le secteur des transports publics. Il est peu probable, cependant, que cette voie sera choisie, tout au moins sans que d'importantes garanties n'aient été accordées aux syndicats à l'occasion des nombreuses réunions de travail organisées depuis le début du mois de septembre par le ministre des Transports.
Les syndicats de la fonction publique, beaucoup plus implantés que dans le secteur privé (rapport de un à trois), disposent en effet des moyens de faire plier le Gouvernement ; on se rappellera ici les conséquences des dernières grèves à la SNCF et les répercussions sur l'économie nationale et le moral des français.
Mais, au-delà même de ce pouvoir de contrainte, les syndicats peuvent également rendre ineffectif le fonctionnement même d'un service minimum. On sait, en effet, que la mise en place d'un tel dispositif ne pourrait aboutir qu'à restreindre l'exercice du droit de grève ; seuls certains secteurs du transport public et certains salariés seraient alors concernés par des mesures de réquisition, laissant une grande majorité des agents en dehors du dispositif. Ces derniers pourraient alors mettre en oeuvre de nombreux moyens, pas toujours licites d'ailleurs, pour paralyser concrètement le trafic ferroviaire en dépit du service minimum, en bloquant les voies ou en empêchant la maintenance des trains. Certes, de tels procédés sont en principe illicites et exposeraient les agents concernés à des sanctions disciplinaires pouvant aller jusqu'au licenciement. Or, non seulement il est toujours extrêmement délicat d'identifier les grévistes lorsqu'ils agissent masqués (on se souviendra du conflit à EDF-GDF), mais le déplacement du conflit sur le terrain disciplinaire ne pourrait qu'aggraver un climat social déjà, par hypothèse, délétère. Rien ne pourra donc se faire sans l'accord et la participation des syndicats.
2.2. Les modalités de mise en place d'un service minimum dans les transports publics
Dans le secteur privé, les syndicats de salariés ne disposent d'aucune prérogative juridique en matière de grève, puisque la loi ne subordonne l'arrêt de travail à aucune exigence de préavis et ne lie la reprise de l'activité à aucune procédure collective particulière. C'est d'ailleurs pour cette raison que la Cour de cassation considère les restrictions conventionnelles à l'exercice du droit de grève inopposables aux salariés (Cass. soc., 7 juin 1995 : préc.).
Dans les services publics, les pouvoirs des syndicats sont affirmés, puisque la grève doit être précédée d'un préavis de cinq jours francs déposé par un ou plusieurs syndicats représentatifs dans l'entreprise. Les syndicats peuvent donc librement disposer des conditions de mise en oeuvre de cette prérogative, à condition toutefois de ne pas y renoncer totalement. Un accord collectif d'entreprise peut donc contraindre un syndicat signataire à respecter certaines procédures avant de déposer un préavis de grève.
C'est ainsi qu'existe à la RATP, depuis 1996, une procédure dite d'"alarme sociale" qui a permis de réduire d'une manière spectaculaire le nombre des jours de grève (protocole d'accord signé le 30 mai 1996 et reconduit le 23 octobre 2001 : Liaisons sociales Bref social n° 13574 du 30 janvier 2002). Or, le bilan extrêmement positif de ces procédures, qui ont manifestement influencé la commission de Mandelkern (tout au moins dans la phase antérieure au déclenchement de la grève) montre que le système ne fonctionne que si l'ensemble des organisations syndicales influentes dans l'entreprise se reconnaît dans les règles mises en place (C. Marquis, La prévention des conflits collectifs à la RATP, Dr. soc. 2003, p. 583).
La difficulté sera alors d'inscrire dans la loi suffisamment de principes pour que le service minimum soit assuré dans son existence même, tout en laissant aux partenaires sociaux la latitude suffisante pour s'approprier le dispositif entreprise par entreprise et adapter les principes aux réalités techniques, sociales et économiques. L'équation est donc particulièrement délicate.