Décision
Cass. soc., 4 février 2004, n° 01-15.709, Syndicat SSE-CFDT Connex-Bordeaux c/ Société Connex-Bordeaux, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A1308DB3) Validité de préavis distincts déposés pour un même conflit par différents syndicats représentatifs NCPC, art. 809 (N° Lexbase : L3104ADC) ; C. trav., art. L. 521-3 (N° Lexbase : L6609ACR) et L. 521-4 (N° Lexbase : L6610ACS) Liens base : |
Faits
1. Trois préavis de grève ont été déposés pour l'ensemble du personnel de la société de transport CGFTE-Connex Bordeaux par trois syndicats représentatifs différents de l'entreprise, deux d'entre eux pour des durées de 59 minutes (pour l'ensemble du personnel), mais à des heures différentes (6 heures 16 à 7 heures 15, 16 heures à 16 heures 59) et le troisième pour une durée de 24 heures à compter de 3 heures du matin, mais ne concernant que le personnel roulant. 2. La société Connex-Bordeaux a saisi le juge des référés d'une demande tendant à ce que ces préavis soient déclarés irréguliers et illicites au regard des dispositions des articles L. 521-2 et suivants du Code du travail (N° Lexbase : L6608ACQ) en ce qu'ils constitueraient un trouble manifestement illicite et que la grève prévue serait par conséquent illégale. 3. La cour d'appel de Bordeaux a ordonné sous astreinte la suspension des trois préavis déposés séparément, au motif que le droit de grève des agents de la société Connex est soumis aux dispositions de l'article L. 521-3 (N° Lexbase : L6609ACR), qui prévoit un préavis de cinq jours précisant les motifs de la grève, le lieu, la date et l'heure du début ainsi que la durée de la grève envisagée. Le droit de grève est également soumis aux dispositions de l'article L. 521-4 du même Code (N° Lexbase : L6610ACS), selon lequel l'heure de cessation et celle de reprise du travail ne peuvent être différentes pour les diverses catégories ou pour les divers membres du personnel intéressé. En prévoyant des horaires de cessation du travail différents, les organisations syndicales ont déposé des préavis de grève entachés d'illicéité. |
Solution
1. "Aucune disposition légale n'interdit à plusieurs organisations syndicales représentatives de présenter chacune un préavis de grève" ; "chacune peut prévoir une date de cessation du travail différente". 2. Cassation, pour violation des articles L. 521-3 (N° Lexbase : L6609ACR) et L. 521-4 (N° Lexbase : L6610ACS) du Code du travail, de l'arrêt d'appel. 3. Absence de renvoi, par application de l'article 627 NCPC (N° Lexbase : L2884AD8). |
Commentaire
1. Une solution protectrice des prérogatives syndicales La solution retenue par la Chambre sociale de la Cour de cassation respecte non seulement la lettre des dispositions présentes dans le Code du travail, mais également l'esprit de la loi.
L'article L. 521-4 du Code du travail (N° Lexbase : L6610ACS), applicable aux entreprises gestionnaires d'un service public, dispose qu'"en cas de cessation concertée du travail des personnels mentionnés à l'article L. 521-2, l'heure de cessation et celle de reprise du travail ne peuvent être différentes pour les catégories ou pour les divers membres du personnel intéressé". Cette exigence pèse en premier lieu sur le syndicat qui ne peut prévoir, dans le préavis, plusieurs heures de déclenchement. Elle pèse également sur les salariés qui doivent cesser et reprendre le travail en même temps, sans pouvoir invoquer le fait qu'ils prendraient leur service par roulement (Cass. soc., 3 février 1998, n° 95-21.735, Société CGFTE c/ Syndicat CGT et autre, publié N° Lexbase : A2483ACX Dr. soc. 1998, p. 294, obs. J.-E . Ray ; JCP G 1998, II, 10030, rapp. P. Waquet ; D. 1998, p. 169, note Y. Saint-Jours). Mais, pour bien être comprise, cette obligation doit être rattachée à l'article L. 521-3 du Code du travail (N° Lexbase : L6609ACR) qui pose le principe même d'un préavis. Ce texte dispose que "la cessation concertée du travail doit être précédée d'un préavis [qui] émane de l'organisation ou d'une des organisations syndicales les plus représentatives sur le plan national". Or, ce texte, qui subordonne le déclenchement de la grève au dépôt préalable d'un préavis, n'interdit pas que plusieurs syndicats puissent déposer plusieurs préavis appelant à cesser le travail à des jours ou des heures différentes. Or, par application de l'adage Ubi lex non ditinguit, la Cour de cassation a eu parfaitement raison de ne pas limiter, en cas de pluralité de syndicats, à un seul préavis, les droits des organisations représentatives. La cour d'appel de Bordeaux avait ajouté une condition supplémentaire à la loi et sa décision devait donc être cassée pour violation des articles L. 521-3 (N° Lexbase : L6609ACR) et L. 521-4 (N° Lexbase : L6610ACS) du Code du travail.
La solution se montre par ailleurs parfaitement respectueuse de l'esprit du droit du travail et du principe du pluralisme syndical. En dépit d'une montée récente et limitée du phénomène majoritaire dans le cadre de la négociation collective (dernièrement Brefs propos sur projet de loi relatif au dialogue social, Lexbase Hebdo n° 102 du jeudi 8 janvier 2004 - édition sociale N° Lexbase : N0019ABC), le droit français demeure profondément attaché au pluralisme syndical en général et au pluralisme de la représentativité syndicale en particulier, qui peut conduire à la présence, au sein d'une même entreprise, de nombreux syndicats jouissant de l'ensemble des prérogatives reconnues par le Code du travail aux organisations représentatives. Dans ces conditions, prohiber, comme l'avait fait la cour de Bordeaux, la pratique des préavis multiples émanant de syndicats distincts et pour des périodes différentes aurait conduit à dénaturer le droit applicable à la grève dans les services publics, soit en privilégiant le prix de la course (seul le premier préavis déposé vaudrait), soit en contraignant les syndicats à un accord sur un préavis ne prévoyant qu'une seule heure de déclenchement. 2. Des incidences incertaines pour les salariés Si la solution finalement retenue est conforme aux dispositions du Code du travail, elle aboutit à une solution qui privilégie les stratégies syndicales. Mais on éprouve, à la réflexion, les pires difficultés à prévoir les conséquences pratiques de cette décision pour les salariés.
En censurant l'arrêt qui avait suspendu les préavis, la Cour de cassation reconnaît que dans une même entreprise les syndicats peuvent déposer des préavis de grève totalement indépendants les uns des autres. Avec un peu d'imagination, les syndicats disposent d'une arme redoutable puisqu'ils peuvent mettre au point une stratégie globale visant à harceler l'employeur de préavis successifs, mais émanant de syndicats différents. On sait en effet que certaines juridictions du fond n'hésitent pas à suspendre certains préavis lorsqu'elles estiment que le syndicat qui les dépose abuse de son droit pour faire pression d'une manière illégitime sur le chef d'entreprise. Mais lorsque l'action est concertée, l'employeur se trouve démuni puisque c'est la liberté de chaque organisation qui lui permet de choisir le moment le plus opportun pour déclencher le conflit.
L'affaire ne concernait que la validité des préavis et la possibilité pour le juge des référés d'en suspendre le cours. Le conflit était donc collectif et nullement individuel. En d'autres termes, l'arrêt rendu par la Chambre sociale le 4 février 2004 ne statue pas sur le sort qui serait réservé aux salariés qui décideraient de suivre, en ordre dispersé, les différents préavis. Deux analysent peuvent alors être retenues. Il est tout d'abord possible de considérer que chaque préavis s'inscrit dans un conflit distinct. Dans cette hypothèse, les salariés sont censés mener des actions différentes et peuvent donc se mettre en grève successivement, par groupes séparés. Mais, si on considère que ces différents préavis concernent en réalité un seul et même conflit, alors les salariés tombent naturellement sous le coup de l'article L. 521-4 du Code du travail (N° Lexbase : L6610ACS) qui leur impose de cesser et de reprendre le travail en même temps. Si on peut considérer que des préavis qui ne se chevauchent pas peuvent caractériser des conflits distincts, il en va différemment si les périodes mentionnées coïncident, au moins pour partie. Admettre, dans de pareilles circonstances, que les salariés puissent suivre, en ordre dispersé, l'un ou l'autre des préavis, conduirait à une violation des dispositions de l'article L. 521-4 du Code du travail (N° Lexbase : L6610ACS) qui impose un arrêt et une reprise identique. C'est d'ailleurs pour des raisons comparables que la Cour de cassation avait, en 1998 et déjà pour cette même entreprise, considéré que les salariés devaient cesser en même temps le travail même si la prise de service s'opérait normalement par roulement (Cass. soc., 3 février 1998 : préc.). Le fait que les salariés prétendent se fonder sur des préavis différents pour se mettre en grève d'une manière décalée ne nous paraît pas juridiquement possible, compte tenu des propres termes de l'article L. 521-4 du Code du travail. Il faudra sans doute attendre un prochain conflit à la Connex de Bordeaux pour avoir la réponse de la Haute juridiction ! |