1. La nécessaire réforme du dialogue social
Le système actuel repose sur le double postulat d'un syndicalisme fort, légitimement incarné par les grandes confédérations syndicales. Or, force est de constater que ce schéma n'est plus aujourd'hui d'actualité.
Il n'est pas inutile de rappeler le taux de syndicalisation dans le secteur privé, proche des 5 %. Même si on peut considérer que l'audience d'un syndicat déborde assez largement le nombre de ses adhérents, la fiction de syndicats réellement représentatifs mais ne représentant pas 95 % des salariés ne peut pas durer.
L'autre postulat place le syndicalisme ouvrier entre les mains de cinq grandes confédérations qui jouissent d'une présomption irréfragable de représentativité, à tous niveaux et en toutes circonstances. Or, parmi ces cinq confédérations, au moins deux ne représentent aujourd'hui plus qu'un nombre infime de salariés, tant en termes d'adhérents que de résultats électoraux (deux confédérations ont obtenu moins de 10 % des votes lors des dernières élections prud'homales, la CFTC, 9,7 % et la CFE-CGC, 7 %).
La faiblesse du taux de syndicalisation ainsi que la perte de représentativité effective des syndicats posent bien entendu un problème politique évident, dans la mesure où la reconnaissance de la représentativité conditionne l'exercice de prérogatives exorbitantes, comme celle d'engager la communauté des salariés par sa signature. Mais comment négocier lorsque les acteurs obligés de la négociation d'entreprise -les délégués syndicaux- font défaut (les délégués syndicaux sont implantés dans 37 % des établissements de 20 salariés ou plus et 22 % dans ceux de 20 à 50 salariés) ?
Cette capacité normative des syndicats représentatifs, même minoritaires, était classiquement contrebalancée par l'ordre public social. Tant que le principe de faveur régnait en maître absolu, les salariés n'avaient rien à craindre d'un syndicat minoritaire. Mais avec l'apparition des accords dérogatoires et de la négociation d'accords donnant-donnant, qui ont modifié la méthode de comparaison des avantages en concours, l'équilibre s'est rompu puisque des syndicats minoritaires peuvent désormais conclure des accords moins favorables que les lois et règlements. Certes, ce risque a été pris en compte par le législateur qui a inventé un nouveau contrepoids majoritaire, sous la forme du droit d'opposition. Cependant, les conditions d'exercice de ce dernier, exigeant une majorité des inscrits lors du premier tour des élections professionnelles, ont rendu son exercice illusoire. Le contrepoids ne pouvant fonctionner, c'est tout l'équilibre du système qui a été menacé.
On reproche également au système actuel de s'être construit sur le mythe d'un droit du travail en perpétuelle expansion, devant conduire le travailleur vers toujours plus de progrès social. Malheureusement, les crises économiques successives qui ont secoué notre économie ont fini de démontrer les limites de cette idéologie et notre société n'a plus les moyens d'entretenir aujourd'hui l'illusion. Le droit du travail est historiquement réversible (G. Lyon-Caen, Le droit du travail. Une technique réversible, Dalloz - Connaissance du droit). Non seulement le progrès social est devenu, par de nombreux aspects, un luxe que notre société ne peut plus s'offrir, mais, de surcroît, la notion même de progrès, au coeur de l'idéologie qui sous-tend l'ordre public social, ne peut se réduire à quelques vérités trop simples, comme l'a montré le débat autour des incidences de la réduction de la durée du travail sur la rémunération des salariés. Dans ces conditions, qui doit déterminer si telle ou telle réforme est souhaitable ou encore tel ou tel intérêt est à privilégier ? Le législateur, qui intervient sur tout, à tous propos, pour défaire ce qui a été fait par d'autres que lui quelques semaines plus tôt ? Le juge ? Mais avec quelle légitimité et quelle efficacité ? Les partenaires sociaux ? Poser la question en ces termes, c'est déjà un peu y répondre !
2. Les enjeux de la réforme du dialogue social
Réformer sans déstabiliser, telle est l'ambition de la réforme. La critique du système actuel porte, comme nous l'avons vu, à la fois sur la légitimité des acteurs et sur la place de la négociation collective dans la construction du droit du travail. C'est sur ces deux aspects que le projet présenté par le Gouvernemen et adopté en première lecture par l'Assemblée nationale le 6 janvier 2004 tente d'apporter des éléments de solution.
1. La diversité des niveaux de négociation
Les plus grandes réformes intervenues en droit du travail sont toutes passées par l'étape de la négociation nationale interprofessionnelle. Fort du dernier accord intervenu en matière de formation professionnelle le 20 septembre 2003, le Gouvernement souhaite donc donner à ce niveau un rôle moteur évident. L'emprise de la négociation nationale interprofessionnelle sur les niveaux inférieurs se vérifie d'ailleurs très nettement dans le projet.
Le projet de loi se propose également de consacrer, sur le plan législatif, (C. trav., art. L. 132-19-1 nouveau) les accords de groupe déjà reconnus par la jurisprudence (Cass. soc., 30 avril 2003, n° 01-10.027, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A7524BSH, Consécration jurisprudentielle des accords collectifs de groupe, Gilles Auzero, Lexbase Hebdo n° 71 du jeudi 15 mai 2003 - édition sociale N° Lexbase : N7327AAM).
Enfin, l'expérience des dix précédentes années a montré que la négociation d'entreprise ne pouvait pas se développer uniquement avec les délégués syndicaux. La pratique a tout d'abord réagi en recourant à la technique du mandatement de droit commun (Cass. soc., 25 janvier 1995, n° 90-45.796, Mme Charre c/ Comité français contre la faim, publié N° Lexbase : A1809AAA, Dr. soc. 1996, p. 274, obs. G. Borenfreund). Puis, les partenaires sociaux, au travers des ANI des 31 octobre 1995 et 1998 et de la position commune du 16 juillet 2001, ont eu recours à cette technique, avant que le législateur ne tente certaines expériences au travers des lois du 12 novembre 1996 ou des deux lois Aubry relatives à la réduction de la durée du travail.
Le projet de loi s'inspire de ces expériences et, singulièrement, de la loi expérimentale du 12 novembre 1996 (loi n° 96-985 du 12 novembre 1996, art. 6 N° Lexbase : L2581ATR). Les accords de branche pourront en effet autoriser, à défaut de délégué syndical, un représentant élu du personnel au comité d'entreprise ou un délégué du personnel à conclure un accord qui devra, par la suite, être avalisé par une commission paritaire de branche ou, à défaut de délégué syndical, un salarié mandaté par une organisation syndicale représentative sur le plan national à négocier un accord, soumis par la suite à un référendum majoritaire (C. trav., art. L. 132-26 nouveau).
2. L'articulation des niveaux
Par ailleurs, et c'est l'un des points majeurs de la réforme, le principe de faveur perd une partie de son emprise. Jusqu'à présent, seul le législateur autorisait ponctuellement les partenaires sociaux à adopter des dispositions moins favorables, dans une proportion fixée par les textes.
Désormais, le principe est inversé. Sauf disposition contraire adoptée par un accord national interprofessionnel, les accords de branche pourront valablement contenir des dispositions moins favorables (art. 36). En d'autres termes, le principe de faveur n'apparaît plus impératif mais supplétif à ce niveau. Dans l'hypothèse où l'ANI ne s'opposerait pas à la possibilité d'adopter des dispositions moins favorables, la protection des intérêts des salariés change de nature puisque les accords, potentiellement moins favorables, seront en toutes hypothèses soumis au principe majoritaire, soit au stade de leur conclusion (majorité de conclusion), soit au stade de leur entrée en vigueur (majorité d'opposition). Dans une moindre mesure, l'impérativité des accords de branche décroît également, puisqu'elle sera désormais circonscrite d'une manière générale à certaines questions particulières (salaires minimum, classifications, garanties collectives mentionnées au titre Ier du livre IX du Code de la Sécurité sociale et de mutualisation des fonds recueillis au titre du livre IX du Code du travail.
Le renforcement de l'autonomie des partenaires sociaux se traduit par un très net renforcement de la légitimité des syndicats signataires. Désormais, la qualité de syndicat représentatif ne suffira plus nécessairement pour pouvoir conclure valablement un accord collectif.
Cette promotion du critère majoritaire se traduit techniquement par un assouplissement souhaité de la notion même de syndicat majoritaire, puisque le critère plus réaliste d'une majorité des suffrages exprimés se substitue fort heureusement au critère impraticable d'une majorité des électeurs inscrits.
Surtout, c'est le rôle même du critère majoritaire qui évolue. Jusqu'à présent, ce critère ne jouait que d'une manière exceptionnelle et uniquement comme facteur de blocage (droit d'opposition). Désormais, les partenaires sociaux pourront soit maintenir un droit d'opposition (aux modalités assouplies) pour les syndicats majoritaires non signataires de l'accord (de tous les accords, et plus simplement des seuls accords dérogatoires), soit imposer comme condition de validité de l'accord la signature d'un ou de plusieurs syndicats majoritaires.
La règle est d'abord affirmée au niveau national interprofessionnel où le projet de loi met en place une majorité d'opposition : "Art. L. 132-2-2. - I. - La validité d'un accord interprofessionnel est subordonnée à l'absence d'opposition de la majorité des organisations syndicales de salariés représentatives dans le champ d'application de l'accord. L'opposition est exprimée dans un délai de quinze jours à compter de la date de notification de cet accord").
2. Lorsqu'une convention de branche ou un accord collectif professionnel étendu le prévoit, la validité des conventions ou accords conclus dans le même champ d'application professionnel est subordonnée à leur signature par une ou des organisations syndicales représentant une majorité de salariés de la branche.
"La convention ou l'accord, mentionné à l'alinéa précédent et conclu conformément aux dispositions du I du présent article, définit la règle selon laquelle cette majorité est appréciée en retenant les résultats :
" a) soit d'une consultation des salariés concernés, organisée périodiquement, en vue de mesurer la représentativité des organisations syndicales de la branche ;
" b) soit des dernières élections aux comités d'entreprise, ou à défaut des délégués du personnel.
"La consultation prévue au a, à laquelle participent les salariés satisfaisant aux conditions fixées par les articles L. 433-4 ou L. 423-7, doit respecter les principes généraux du droit électoral. Ses modalités et sa périodicité sont fixées par la convention ou l'accord de branche étendu mentionné au premier alinéa ci-dessus. Les contestations relatives à cette consultation relèvent de la compétence du juge judiciaire.
"Dans le cas prévu au b, la convention ou l'accord de branche étendu fixe le mode de décompte des résultats des élections professionnelles.
"Le renouvellement, la révision et la dénonciation de la convention ou de l'accord mentionné au premier alinéa sont soumis aux dispositions des articles L. 132-7 et L. 132-8.
A défaut de la conclusion de la convention ou de l'accord prévu au premier alinéa, la validité d'une convention de branche ou d'un accord professionnel est soumise aux conditions prévues au I du présent article.
Ces règles nouvelles se vérifieront également au niveau de l'entreprise, où le critère majoritaire s'exprimera soit par une majorité de conclusion, soit par une majorité d'opposition.
"Art. L. 132-2-2- III. - Une convention de branche ou un accord collectif professionnel conclu conformément aux dispositions du II du présent article, détermine les conditions de validité des conventions ou accords d'entreprise ou d'établissement, en retenant l'une ou l'autre des modalités énumérées au 1° et 2° ci-après :
"1° Soit, la convention ou l'accord d'entreprise ou d'établissement est signé par une ou des organisations syndicales représentatives ayant recueilli au moins la moitié des suffrages exprimés aux dernières élections au comité d'entreprise ou, à défaut, des délégués du personnel ; si les organisations syndicales signataires ne satisfont pas à la condition de majorité, le texte peut être soumis, dans des conditions fixées par décret, à l'approbation, à la majorité des suffrages exprimés, des salariés de l'entreprise ou de l'établissement, à l'initiative des organisations syndicales de salariés signataires, à laquelle des organisations syndicales non signataires peuvent s'associer ;
2° Soit, la convention ou l'accord d'entreprise ou d'établissement ne donne pas lieu à l'opposition d'une ou plusieurs organisations syndicales représentatives ayant recueilli au moins la moitié des suffrages exprimés aux dernières élections au comité d'entreprise ou, à défaut, des délégués du personnel. L'opposition est exprimée dans un délai de huit jours à compter de la notification de cet accord.
"Lorsque la convention ou l'accord n'intéresse qu'une catégorie professionnelle déterminée relevant d'un collège électoral défini à l'article L. 433-2, sa validité est subordonnée à la signature ou à l'absence d'opposition d'organisations syndicales représentatives ayant obtenu les voix d'au moins la moitié des suffrages exprimés dans ce collège.
"En l'absence d'accord de branche tel que prévu au premier alinéa du présent III, la validité de la convention ou de l'accord d'entreprise ou d'établissement est subordonnée à sa conclusion selon les modalités définies au 2° du présent III.
L'avenir nous dira si le projet est suffisant pour enrayer la crise qui frappe actuellement le système français de représentation. Le mérite incontestable du Gouvernement aura été, en toutes hypothèses, de tenter la réforme.