[Jurisprudence] Les éléments constitutifs de la faute inexcusable du salarié

par Stéphanie Martin-Cuenot, Ater à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV

La sécurité du salarié dans l'entreprise semble devenir une priorité du droit du travail, comme l'illustre une nouvelle fois un arrêt du 27 janvier 2004. La dévolution récente du contentieux de la Sécurité sociale à la seconde Chambre civile ne semble pas faire obstacle à cette évolution. Quelques mois après avoir rendu l'employeur débiteur d'une obligation générale de résultat en matière d'accident du travail et maladie professionnelle (voir, par exemple, Cass. soc., 28 février 2002, n° 00-13.172, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A0610AYA, voir Amiante : la reconnaissance par la Cour de cassation du caractère inexcusable de la faute de l'employeur, Lexbase Hebdo n° 13 du jeudi 7 mars 2002 - édition sociale N° Lexbase : N2210AA4), la Haute juridiction vient rendre pratiquement impossible la reconnaissance de la faute inexcusable du salarié, seule susceptible de diminuer sa rente et, partant, les obligations pécuniaires de l'employeur envers les caisses de Sécurité sociale.

Après avoir rappelé le principe traditionnel selon lequel seule la faute inexcusable de la victime peut entraîner une diminution de la rente majorée qui lui est allouée en cas d'accident survenu en raison d'une faute inexcusable de l'employeur, elle vient en effet pour la première fois, à notre connaissance, donner une définition de la faute inexcusable du salarié. Pour recevoir une telle qualification, la faute devra être une faute volontaire du salarié d'une exceptionnelle gravité exposant sans raison valable son auteur à un danger dont il aurait dû avoir conscience. Cette définition n'est pas tout à fait nouvelle. Il s'agit en effet de la reprise, pour le salarié, de la définition antérieurement retenue de la faute inexcusable de l'employeur.

Bien qu'il faille souligner et saluer l'effort de cette chambre pour combler les lacunes du système, on ne peut qu'être partiellement satisfait de l'application faite des règles dégagées. La définition retenue, par son caractère trop restrictif, limite de manière considérable les hypothèses dans lesquelles une telle faute du salarié pourra être retenue.

1. Les éléments constitutifs de la faute inexcusable du salarié

Il est porté, en matière d'accident du travail dû à une faute inexcusable de l'employeur, exception au principe de la réparation forfaitaire des dommages du salarié. Le salarié victime d'un accident du travail provoqué par une faute inexcusable de l'employeur bénéficie d'une rente majorée (CSS, art. L. 452-2 N° Lexbase : L5301ADP) ainsi que de l'indemnisation de ses préjudices personnels. Il n'existe pour l'employeur aucune cause exonératoire de responsabilité. La faute de la victime, quelle qu'en soit la gravité, sera sans incidence sur la qualification donnée à la faute de l'employeur.

Cela ne veut toutefois pas dire que la faute de la victime ne sera pas prise en compte. La faute inexcusable de la victime a pour effet d'entraîner la diminution de la majoration de la rente qui lui est versée.

Pas plus que pour l'employeur, le législateur n'est venu définir la faute inexcusable du salarié. Malgré la présence d'éléments constitutifs communs, aucune définition générale de la faute inexcusable du salarié n'avait, jusqu'à présent, clairement été dégagée par la jurisprudence. Les juges semblaient procéder au cas par cas, qualifiant de faute inexcusable une simple imprudence ou ignorance du salarié. Certains auteurs avaient bien relevé l'existence d'éléments constitutifs inhérents à la qualification de faute inexcusable du salarié, mais appelaient de leurs voeux une intervention de la jurisprudence afin que soient précisés les contours de cette faute inexcusable (P. Chaumette, obs sous Cass. soc., 19 décembre 2002, n° 01-20.447, Mme Pascaline Hervé c/ Caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) d'Angers, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A4913A4Q). C'est désormais chose faite.

En l'espèce, un salarié avait été victime d'un accident du travail en voulant déboucher manuellement le système d'évacuation des sciures de la scierie dans laquelle il travaillait. Après avoir enlevé les barrières de protection, il était descendu dans la fosse où il s'était blessé.

La cour d'appel avait caractérisé la faute inexcusable de l'employeur, mais avait corrélativement diminué la rente allouée à la victime. Le salarié victime s'était alors pourvu en cassation.

La Cour de cassation, au visa des articles L. 452-2 alinéa 3 (N° Lexbase : L5301ADP) et L. 453-1 alinéa 2 (N° Lexbase : L4468ADT) du Code de la sécurité sociale, vient rappeler que seule la faute inexcusable du salarié peut entraîner la diminution de la rente.

Ce point n'est pas nouveau. Est, en revanche, plus originale la définition donnée de la faute inexcusable du salarié. La faute inexcusable du salarié consiste désormais en une faute volontaire, d'une exceptionnelle gravité, exposant sans raison valable son auteur à un danger dont il aurait dû avoir conscience. Cette définition, à notre connaissance nouvelle, reprend à peu de choses près celle qui était retenue avant le 28 février 2002 (Dr. soc., 2002, p. 539, R. Vatinet, En marge des arrêts des affaires de l'amiante : l'obligation de sécurité de l'employeur, Dr. soc. 2002, p. 533), pour caractériser la faute inexcusable de l'employeur.

Ce système présente l'avantage, par l'uniformisation de la notion, d'égaliser les droits des victimes. Cette nouvelle définition présente néanmoins l'inconvénient d'interdire pratiquement la reconnaissance de la faute inexcusable du salarié. La décision rendue laisse donc perplexe.

2. La disparition de la faute inexcusable du salarié

Cette solution se situe dans la droite ligne de la tendance récente de la Cour de cassation à accroître les obligations de l'employeur dans le domaine de la sécurité. L'obligation de sécurité de résultat qui désormais pèse sur ce dernier semble en effet trouver son pendant dans la nouvelle impossibilité de qualifier la faute inexcusable du salarié.

La définition de la faute inexcusable, calquée sur la définition antérieure de la faute inexcusable de l'employeur, apparaît pratiquement inaccessible.

De cette définition ressortent trois éléments constitutifs. Pour recevoir la qualification de faute inexcusable, la faute du salarié doit cumulativement être une faute volontaire et d'une exceptionnelle gravité. De plus, le salarié doit avoir eu conscience du danger auquel il s'exposait. Aucune précision n'est en revanche donnée, dans l'arrêt, sur la manière d'apprécier pratiquement la présence de ces éléments constitutifs. Le parallélisme de cette notion avec l'ancienne définition de la faute inexcusable de l'employeur autorise une lecture de la nouvelle définition à la lumière des précisions que la jurisprudence avait antérieurement apportées en la matière. On s'aperçoit alors des limites de la décision rendue.

Comme en matière de faute inexcusable de l'employeur, ce ne sont pas les conséquences de la faute qui doivent être prises en compte, mais bien sa gravité. Cette précision exclut nécessairement les fautes d'imprudence ou de négligence qui avaient été antérieurement retenues comme caractérisant une faute inexcusable du salarié.

On peut toutefois se demander si, en l'espèce, le fait d'avoir enlevé les barrières de protection n'est pas constitutif d'une faute volontaire, suffisante pour caractériser la faute inexcusable du salarié. Il s'agit, en effet, de sa part, de la violation d'une obligation élémentaire de sécurité. Le législateur pose pourtant, à coté de l'obligation de sécurité de l'employeur, une obligation pour le salarié de se protéger, dont le droit de retrait constitue à notre sens l'illustration la plus significative (C. trav., art. L. 231-8 N° Lexbase : L5969AC3).

Comme elle le faisait pour l'employeur, la jurisprudence rend le salarié débiteur d'une certaine conscience du danger auquel il s'expose. La jurisprudence se montrait extrêmement rigoureuse en matière de faute inexcusable de l'employeur et imposait de retenir la conscience du danger qu'aurait dû avoir ce dernier, par opposition à celle qu'il aurait pu avoir. La rédaction de la nouvelle définition impose de retenir la même exigence vis-à-vis du salarié. Mais en l'absence de précision des juges, deux interprétations restent alors possibles : la première in abstracto qui prend comme référentiel un ouvrier moyennement diligent placé dans une situation similaire et la seconde in concreto qui implique que soit recherchée la connaissance qu'avait le salarié de l'espèce du danger qu'il pouvait encourir. Le choix de l'une ou l'autre n'est toutefois pas sans incidence sur la portée de la nouvelle définition.

L'appréciation in abstracto, retenue comme principe en matière d'appréciation de la faute inexcusable de l'employeur, semble faire l'objet ici d'une appréciation encore plus stricte. Sans aller jusqu'à recourir à une appréciation in concreto qui aurait abouti à ce que le salarié ait effectivement eu connaissance du danger, elle vient renforcer l'appréciation dans le sens d'une plus grande sévérité. Au référentiel antérieur de l'ouvrier moyennement diligent semble désormais s'être substitué un ouvrier ignorant.

Cette affirmation trouve sa confirmation dans la motivation de la décision. La Haute juridiction ne prend même pas la peine de vérifier si, en l'espèce, les éléments constitutifs de la faute inexcusable sont présents. Si l'on se place d'un point de vue objectif, le fait d'avoir enlevé le système de sécurité ne caractérise-t-il pas le caractère volontaire de la faute, le salarié ne savait-il pas qu'il risquait de se blesser ?

Comme l'illustre l'espèce commentée, cette règle d'interprétation est particulièrement favorable au salarié, puisqu'elle lui permet de bénéficier dans tous les cas ou presque d'une indemnisation maximale. L'avantage se meut toutefois en inconvénient si l'on s'attache aux conséquences de la solution. Cette option aboutit effectivement à favoriser le salarié mais, corrélativement, fait de ce salarié incapable, un incapable salarié.

Il semble ainsi que cette décision cache en réalité une volonté de la deuxième Chambre civile de prolonger l'obligation de sécurité de résultat désormais mise à la charge de l'employeur par la systématisation de la réparation plénière de l'accident survenu au salarié.

A ce titre, cette décision peut faire figure d'alerte et, partant, d'appel au législateur. Le décalage entre la jurisprudence et la loi est sur ce point désormais flagrant. A trop vouloir réformer, on aboutit à des contradictions. L'obligation de sécurité de résultat est à notre sens incompatible avec la limitation de l'indemnisation pour faute inexcusable du salarié...qui semble devoir être, dans tous les cas cette fois, excusé...