[A la une] Consécration jurisprudentielle des accords collectifs de groupe

par Gilles Auzero, Maître de conférences à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV




L'important arrêt rendu par la Cour de cassation le 30 avril 2003 (P+B+R+I) constitue l'épilogue d'un contentieux né de la fusion des sociétés UAP et AXA, qui a déjà fait couler beaucoup d'encre (1). Dans un motif qui fera date, la Chambre sociale vient affirmer que "des employeurs et des syndicats représentatifs peuvent instituer, par voie d'accord collectif, en vue de négocier des accords portant sur des sujets d'intérêt commun aux personnels des entreprises concernées du groupe, une représentation syndicale de groupe composée de délégués choisis par les organisations syndicales selon des modalités préétablies, dès lors que les négociations pour lesquelles il lui donne compétence ne se substituent pas à la négociation d'entreprise". Et la Cour de cassation de conclure "qu'un tel accord, qui ne requiert pas l'unanimité des organisations syndicales représentatives, est opposable aux organisations non signataires en sorte que, si elles entendent participer aux négociations de groupe qu'il prévoit, elles sont tenues de désigner leurs représentants conformément à ses dispositions".

En l'espèce, à la suite de l'absorption de la société UAP par la société AXA France assurances, plusieurs sociétés du groupe ainsi constitué ont conclu, le 28 avril 1998, avec des organisations syndicales représentatives, un accord instituant une représentation syndicale de groupe à laquelle celui-ci donne compétence pour négocier sur des thèmes communs à ces entreprises. L'accord en cause précise la composition de chaque délégation syndicale. La Fédération des employés et cadres CGT-FO, non signataire de l'accord du 28 avril 1998, a refusé de constituer sa délégation syndicale conformément aux termes de l'accord.

La direction du groupe a alors intenté une action en justice, obtenant satisfaction tant devant les juges du premier degré que devant ceux d'appel. Ces derniers ont ainsi décidé que dans l'hypothèse où la CGT-FO, la Fédération FO de cadres et employés ou le salarié désigné entendraient participer aux travaux de la représentation syndicale, ils devraient se conformer aux dispositions de l'accord, notamment en ce qui concerne la composition de la délégation syndicale. Il leur avait été également fait défense de se prévaloir des attributions et moyens prévus par l'accord et, au salarié désigné, d'utiliser le titre de coordinateur syndical national. C'est cette décision qui a motivé le pourvoi de la Fédération des employés et cadres CGT-FO, de la CGT-FO et du délégué syndical. Pourvoi rejeté par la Cour de cassation aux termes du motif reproduit ci-dessus.

Deux enseignements majeurs peuvent être tirés de cet arrêt : d'une part, l'accord de groupe constitue un véritable accord collectif et, d'autre part, cet accord est opposable aux parties non signataires.

1 - L'avènement de l'accord collectif de groupe

Si l'on assiste depuis plusieurs années à un réel développement des négociations engagées au niveau des groupes de sociétés, la loi ne leur consacre aucune place spécifique dans la classification des conventions et accords collectifs. Cela est d'autant plus regrettable que le Code du travail lui-même vise parfois explicitement des accords de groupe que ce soit, par exemple, à propos de la création du comité de groupe (C. trav., art. L. 439-5 N° Lexbase : L6470ACM) ou de la mise en place de l'intéressement, de la participation ou d'un plan d'épargne d'entreprise (C. trav., art. L. 444-3 N° Lexbase : L6526ACP). Dans le silence des textes, il n'est dès lors pas surprenant que certains auteurs aient pu considérer que "l'accord de groupe n'existe pas en droit" (J.-E. Ray, "Restructurations et statut collectif", Dr. soc. 1989, p. 56).

L'arrêt du 30 avril 2003, et c'est son apport majeur, signe donc le véritable avènement juridique des accords collectifs de groupe dans notre droit positif, ce qu'avaient au demeurant prédit certains auteurs particulièrement autorisés (V., notamment, M.-A. Rotschild-Souriac, "Les accords de groupe, quelques difficultés juridiques" : Dr. soc. 1991, p. 491). La décision commentée ne permet pas de dire avec certitude quel est le fondement textuel de cette reconnaissance des accords de groupe. Celui-ci peut néanmoins être raisonnablement trouvé dans l'article L. 132-2 du Code du travail (N° Lexbase : L5680ACD) qui permet la conclusion de conventions ou d'accords collectifs avec un ou "plusieurs employeurs pris individuellement". Ainsi que cela a été à juste titre souligné, "la formule paraît autoriser de multiples formes de regroupements inter-entreprises au rang desquels peuvent figurer les groupes de sociétés" (M.-A. Rotschild-Souriac, art. préc., p. 493).

Il résulte donc clairement de l'arrêt commenté que l'accord de groupe revêt la nature d'un accord collectif. Mais la solution retenue nous paraît aller plus loin en consacrant, ainsi qu'il l'a été dit, la catégorie des accords collectifs de groupe. Il ne semble dès lors plus nécessaire de se demander si les accords de groupe doivent être assimilés à des accords professionnels ou interprofessionnels ou à des accords d'entreprise (2). C'est en effet ce que semble signifier la Cour de cassation, dans le présent arrêt, en soulignant que les négociations menées au niveau du groupe ne doivent pas se substituer à la négociation d'entreprise. En outre, la Chambre sociale évoque la négociation d'accords "portant sur des sujets d'intérêt commun aux personnels des entreprises concernées du groupe". Le groupe est ainsi reconnu comme un véritable niveau de négociation collective, mais une négociation qui ne peut être que complémentaire par rapport à la négociation d'entreprise.

Tout cela ne règle pas, loin s'en faut, les nombreuses difficultés qui demeurent, car reconnaître l'existence d'accords collectifs de groupe ne leur confère pas, par là-même, un régime juridique, qui reste largement à définir. Sans vouloir sombrer dans une quelconque facilité, une intervention du législateur apparaît nécessaire, au risque de devoir dépendre des interventions ponctuelles de la Cour de cassation (3) et de demeurer dans une certaine insécurité juridique.

Les problèmes qui restent à résoudre sont donc nombreux. Pour ne prendre qu'un seul exemple (4), certains concernent les parties à l'accord de groupe, même si quelques réponses paraissent avoir d'ores et déjà été apportées par la Cour de cassation. Du côté patronal, l'autonomie juridique des sociétés du groupe a pour conséquence que chacune d'entre elles ne peut être assujettie à l'accord de groupe que si elle a personnellement signé ou si elle a donné mandat au négociateur (en général la société dominante) pour négocier et conclure en son nom. Ainsi, en l'espèce, l'accord du 28 avril 1998 avait été signé par 27 sociétés sur les 375 composant le groupe, qui seules étaient liées par lui.

Du côté salarié, se pose la question de savoir si la représentativité exigée des organisations appelées à négocier doit s'apprécier au niveau du groupe de sociétés concernées par l'accord, ou si une représentativité dans une ou plusieurs de ces sociétés suffit. On peut en revanche déduire de l'arrêt commenté qu'aucune exigence particulière n'est posée quant à la composition des délégations syndicales, les partenaires sociaux pouvant fixer ici leurs propres règles, qui s'imposent alors aux non-signataires.

2. L'opposabilité de l'accord de groupe aux parties non-signataires

La Chambre sociale affirme, dans la seconde partie de son motif, que l'accord de groupe instituant une représentation syndicale de groupe est opposable aux organisations non signataires en sorte que, si elles entendent participer aux négociations de groupe qu'il prévoit, elles sont tenues de désigner leurs représentants conformément à ses dispositions.

Une interprétation a contrario de cette affirmation conduit à avancer que si un syndicat non-signataire ne se conforme pas aux dispositions conventionnelles, il ne pourra pas participer aux négociations menées au niveau du groupe. Cette solution était loin d'être acquise, dans la mesure où la Cour de cassation admet ainsi qu'un syndicat représentatif puisse être privé de la participation à une négociation, alors qu'il est de principe que toutes les organisations syndicales représentatives doivent être invitées à une négociation collective (C. trav., art. L. 132-19 N° Lexbase : L5672AC3). Il convient d'ailleurs de rappeler que la Chambre sociale a décidé qu'"en application des dispositions combinées des articles L. 132-7 (N° Lexbase : L5686ACL) et L. 132-19 (N° Lexbase : L5672AC3) du Code du travail, tous les syndicats représentatifs qui ont un délégué syndical dans l'entreprise doivent être appelés à la négociation des conventions et accords collectifs d'entreprise, y compris lorsque la négociation porte sur des accords de révision" (Cass. soc., 26 mars 2002, n° 00-17.231, FS-P+B+R+I : RJS 6/02, n° 704 N° Lexbase : A3930AY9).

Il est vrai qu'en l'espèce, la Cour de cassation n'exclut pas véritablement un syndicat représentatif de la négociation ; elle soumet uniquement celle-ci au respect des dispositions conventionnelles. Dispositions qui, selon la Cour de cassation, sont "opposables" au syndicat non-signataire. En se plaçant sur le terrain de l'opposabilité de l'accord collectif, la Chambre sociale n'exige donc pas du syndicat qu'il adhère à l'accord pour pouvoir négocier, mais juste qu'il le respecte. Cette position paraît conforme à la jurisprudence de la Cour de cassation, qui considère que les dispositions d'une convention ou d'un accord collectif de travail qui tendent à améliorer l'exercice du droit syndical dans les entreprises ou les institutions représentatives du personnel sont applicables de plein droit à tous et en particulier aux syndicats représentatifs sans qu'il y ait lieu de distinguer entre ceux qui ont signé ou adhéré à la convention ou à l'accord collectif et ceux qui n'y ont pas adhéré ou qui ne l'ont pas signé (Cass. soc., 29 mai 2001, n° 98-23.078, Union nationale des syndicats CGT-Cegelec c/ Société Cegelec et autres, publié : D. 2002, p. 34 N° Lexbase : A4696AT4). Toutefois, la solution retenue par l'arrêt commenté revient à soumettre le syndicat non-signataire de l'accord aux obligations contenues dans celui-ci, ce qui constitue une précision d'importance par rapport à cette décision. Est-ce à dire que le syndicat non-signataire d'un accord ou n'y ayant pas adhéré peut, certes, revendiquer le bénéfice des avantages conventionnels, mais doit aussi respecter les obligations contenues dans l'acte collectif ? Le bon sens commande une telle solution. Mais quelle différence alors avec une adhésion pure et simple ? En outre, le syndicat non-signataire étant par définition un tiers à l'acte juridique, comment le soumettre aux obligations nées de celui-ci ? On rappellera que l'opposabilité est l'aptitude d'un acte à faire sentir ses effets à l'égard des tiers, non en soumettant ces derniers aux obligations directement nées de cet élément, mais en les forçant à reconnaître l'existence des faits, droits et actes dits opposables, à les respecter comme des éléments de l'ordre juridique et à en subir les effets (G. Cornu, Vocabulaire juridique, 3ème éd., 2002, Puf).

La Cour de cassation paraît s'enfermer dans une logique dont nous persistons à penser qu'elle peut être critiquée. Ou bien un syndicat signe ou adhère à la convention collective et, en tant que partie, il bénéficie des avantages conventionnels et est soumis aux obligations contenues dans l'acte ; ou bien il ne signe pas ou n'adhère pas et, en tant que tiers, n'a pas à profiter ou à subir ses effets juridiques.


(1) V., dans cette même affaire, les décisions du TGI de Paris du 1er déc. 1998 (D. 1999, p. 465, note P. Iriart) et de la cour d'appel de Paris du 31 janvier 2001 (Dr. soc. 2001, p. 502 et la chron. De J. Savatier, "L'organisation de la représentation syndicale dans les groupes de sociétés", ibid., p. 498).

(2) Pour une telle interrogation, v. G. Couturier, Traité de droit du travail, Tome 2, Les relations collectives de travail, 1ère éd., 2001, Puf, §. 222. Selon cet auteur, "pour lui trouver une place dans les catégories du droit des conventions collectives, on est conduit à voir dans l'accord de groupe un ensemble intégré d'accords d'entreprise conclu au nom de chacune des sociétés du groupe et obligeant chacune d'elles". Une telle assertion peut s'autoriser de certaines solutions jurisprudentielles (notamment, Cass. soc., 29 juin 1994, n° 91-18.640, Mutuelle du Mans et autres c/ syndicat CFDT des assurances de la région du Mans, publié : Bull. civ. V, n° 219 ; Dr. soc. 1995, p. 47 N° Lexbase : A1821AAP).

(3) On notera que, dans l'arrêt commenté, la Cour de cassation affirme que l'accord de groupe ne requiert pas l'unanimité des organisations syndicales représentatives, donnant par là son plein effet à la qualification d'accord collectif (V. toutefois, pour une opinion opposée, P. Iriart, note préc.).

(4) Pour d'autres exemples, v. G. Couturier, op. cit., pp. 532-533 ; M.-A. Rotschild-Souriac, op. cit. et loc. cit.