[A la une] Tel est pris qui croyait prendre - nul ne peut accuser impunément autrui de harcèlement

par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale




Plus de dix ans après l'adoption de la loi du 2 novembre 1992 relative à la lutte contre le harcèlement sexuel au travail (N° Lexbase : L0260AIH) et un an après l'introduction dans le Code du travail de la notion de harcèlement moral (loi nº 2002-73 du 17 janvier 2002 N° Lexbase : L1304AW9), la jurisprudence est aujourd'hui amenée à trier le bon grain de l'ivraie et de séparer les vraies affaires de harcèlement, particulièrement scandaleuses, des fausses histoires montées de toutes pièces par des salariés voulant profiter d'un courant de sympathie médiatique et judiciaire pour soutirer à leur employeur quelques euros supplémentaires à l'occasion de la rupture du contrat de travail. Or, l'exercice n'est pas sans risques pour le salarié qui se fait prendre, comme le montre un arrêt rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 18 février 2003.

Dans cette affaire, une avocate salariée avait adressé à son supérieur hiérarchique deux lettres lui imputant des actes de harcèlement moral et avait poursuivi en justice, sur le fondement des mêmes accusations, la résolution de son contrat de travail aux torts de l'employeur. Ce dernier, considérant que cette dénonciation méritait d'être sanctionnée, avait prononcé à son égard un licenciement pour faute grave que la salariée contestait devant le conseil de prud'hommes. Les juges du fond avaient donné raison à l'employeur après avoir considéré que ces allégations étaient mensongères. Le pourvoi dirigé contre l'arrêt de la cour d'appel de Versailles le 29 mars 2001 est ici rejeté. Selon la Chambre sociale de la Cour de cassation, "la cour d'appel, qui a relevé que la salariée s'était livrée à une manoeuvre ayant consisté à adresser à son supérieur hiérarchique deux lettres lui imputant faussement des actes de harcèlement moral et à poursuivre en justice, sur le fondement des mêmes accusations, la résolution de son contrat de travail aux torts de l'employeur, a pu décider que ce comportement était de nature à rendre impossible son maintien en fonctions pendant la durée du préavis et constituait une faute grave". La salariée avait essayé de mobiliser toutes les techniques qui conduisent habituellement à la condamnation de l'employeur (I), mais en vain, ce qui ne paraît pas choquant compte tenu de la nature des faits (II).

1 - Les éléments caractérisant le harcèlement moral

Introduite par la loi du 17 janvier 2002, la définition du harcèlement moral figure dans le Code du travail à l'article L. 122-49 (N° Lexbase : L0579AZH). Selon ce texte, " aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel". Une même règle s'applique au salarié qui serait "sanctionné, licencié ou (qui ferait) l'objet d'une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, notamment en matière de rémunération, de formation, de reclassement, d'affectation, de qualification, de classification, de promotion professionnelle, de mutation ou de renouvellement de contrat pour avoir subi, ou refusé de subir, les agissements définis à l'alinéa précédent ou pour avoir témoigné de tels agissements ou les avoir relatés". La définition, dont le moins que l'on puisse dire est qu'elle n'est pas aisée à cerner, est bien entendu appréciée souverainement par les juridictions du fond et suscite dès à présent un contentieux nourri.

Face à ce qu'il considère être un harcèlement moral (mais la remarque vaut également pour le harcèlement sexuel de l'article L. 122-46 du Code du travail N° Lexbase : L5584ACS ), le salarié dispose d'une option.

Il peut tout d'abord quitter l'entreprise et saisir le conseil de prud'hommes d'une demande de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. On sait en effet qu'aujourd'hui, les tribunaux dissocient l'initiative de la rupture et son imputabilité et que le salarié qui quitte l'entreprise n'est pas ipso facto considéré comme démissionnaire, dès lors que sa décision n'est pas l'expression d'une volonté claire et non équivoque. Lorsque les juges estiment que le départ de l'entreprise a été directement provoqué par le harcèlement dont le salarié a été la victime, ils n'hésiteront pas à condamner l'employeur sur le fondement des articles L. 122-14-4 (N° Lexbase : L5569ACA) ou L. 122-14-5 (N° Lexbase : L5570ACB) du Code du travail (Cass. soc., 16 juillet 1987, Yves Douchet c/ Théotime Patissou. - Cass. soc., 16 décembre 1993, n° 90-43.039, M. Alexandre Baudeloque c/ Mme Mariemma Malnar, inédit N° Lexbase : A2636A7R - CA Aix-en-Provence, 18 chambre, 4 janvier 1995 : JCP E 1996, II, 789, note C. Roy-Loustaunau : 20.000 F. de dommages-intérêts. - CA Paris, Ch. Soc., 18ème C., 16 janv. 1997 : Dr. ouvrier 2000, p. 202, chron. P. Bouaziz. - CA Pau, Chambre sociale, 9 février 1998 ; Société Jean Salet Entreprise c/de Pizzol. - Cass. soc., 13 janvier 1999, n° 268 D. - CA Paris, 14 avril 1999 : Dr. ouvrier 2000, p. 198, chron. P. Bouaziz. - CA Rennes, chambre 8 A, 4 février 1999 : 50.000 F. - CA Toulouse, 31 mars 2000 : RJS 2001, n° 404. - CPH Longjumeau, 5 septembre 2000 : Dr. ouvrier 2001, p. 158, obs. M.-F. Bied -Charreton. - CPH Longjumeau, 21 mai 2001 : Dr. ouvrier 2001, p. 439, obs. P. Bouaziz . - CA Toulouse, 30 mai 2001 : RJS 2001, n° 1218. - CA Rennes, chambre prud. 5, 16 oct. 2001) et à viser les articles 1382 et suivants du Code civil pour accorder au salarié des dommages et intérêts en réparation du préjudice subi (CA Rennes, Chambre prud. 8, 23 mai 2002 : 6000 €. - CA Paris, chambre 18, section D, 16 sept. 2002).

Le salarié peut également opter pour une autre voie et, tout en continuant d'exécuter son contrat de travail (ce qui suppose que cette exécution soit encore possible humainement, ce qui n'est pas toujours le cas), saisir le conseil de prud'hommes d'une demande de résolution judiciaire. Si le conseil considère la demande du salarié justifiée, il pourra alors, sur le fondement de l'article 1184 du Code civil (N° Lexbase : L1286ABA), prononcer la résolution aux torts de l'employeur (Ord. de référé du Conseil de Prudhommes de Mont-de-Marsan, 7 septembre 1998, Beziat c/ SARL Eurocamp : Dr. ouvrier 2000, p. 199, chron. P. Bouaziz. - Cass. soc., 15 mars 2000, n° N 97-45.916 D, Société France restauration rapide c/ Gavin, inédit N° Lexbase : A9006AGN) - CPH Limoges, 17 avr. 2000 : Dr. ouvrier 2000, p. 288. - CA Grenoble, 20 avril 2001 : RJS 2001, n° 1245. - CA Orléans, 7 novembre 2001 : 60.100 € de dommages-intérêts. - CA Orléans, chbre soc., 12 septembre 2002 : 38.426 € de dommages-intérêts), ce qui produira les mêmes effets qu'un licenciement sans cause réelle et sérieuse (Cass. soc., 20 janvier 1998, n° 95-43.350, M Leudière c/ société Trouillard, publié, D. 1998, p. 350, note C. Radé N° Lexbase : A4150AAX).

Mais quelle que soit la voie choisie, les juges du fond disposent d'un important pouvoir d'appréciation et peuvent débouter le salarié s'ils estiment sa demande non fondée. Les accusations formulées par le salarié peuvent alors se retourner contre lui, comme le montre cet arrêt rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 18 février 2003.

2 - Les risques d'une dénonciation frauduleuse

Dans cette affaire, en effet, les magistrats n'avaient pas été convaincus par les éléments fournis par le salarié. La loi lui facilite toutefois singulièrement les choses en allégeant son fardeau probatoire. L'article L. 122-52 du Code du travail (N° Lexbase : L0584AZN), issu de la loi du 17 janvier 2002, dispose en effet qu'"en cas de litige relatif à l'application des articles L. 122-46 et L. 122-49, dès lors que le salarié concerné établit des faits qui permettent de présumer l'existence d'un harcèlement, il incombe à la partie défenderesse, au vu des ces éléments, de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement. Le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d'instruction qu'il estime utiles".

Dans notre affaire, ces dispositions n'étaient pas directement applicables. Les juges du fond avaient en réalité bien vite compris que le salarié avait, semble-t -il, monté cette affaire de toutes pièces pour tenter de tirer partie du climat favorable aux actions fondées sur l'existence d'un harcèlement.

L'employeur avait également peu goûté la manoeuvre et avait licencié la salariée pour faute grave. Les juges l'avaient suivi et considéré que "la salariée s'était livrée à une manoeuvre ayant consisté à adresser à son supérieur hiérarchique deux lettres lui imputant faussement des actes de harcèlement moral". Telle est prise qui croyait prendre !

La solution n'est pas nouvelle et le salarié qui décide de jouer sur la corde sensible du harcèlement se retrouve souvent pris au piège de ses propres mensonges. La Cour de cassation impose certes aux juges du fond d'établir préalablement le caractère mensonger des allégations avant d'admettre le licenciement pour faute (Cass. soc., 27 janvier 1993, n° 91-45.777, Mme Beguet c/ Fondation européenne des métiers de l'image et du son, publié, Dr. soc. 1993, p. 349 N° Lexbase : A7944AGC), mais de nombreux salariés ont dû essuyer les foudres de licenciements disciplinaires pour avoir joué à ce petit jeu pervers. En l'absence de réelle intention de nuire, le licenciement sera prononcé soit pour faute sérieuse, compte tenu des circonstances parfois complexes des affaires (CA Pau, Chbre sociale, 16 décembre 1996), soit pour faute grave (CA Bourges, chbre soc., 24 novembre 1995) comme c'était le cas ici. La qualification de faute lourde sera même parfois retenue lorsque l'intention de nuire apparaîtra nettement au travers du dossier (CA Dijon , 29 sept. 1993 : RJS 1994, n° 820 : la salariée avait inventé une histoire de harcèlement sexuel et avait même appelé l'épouse de son employeur).

Une telle sévérité est évidemment justifiée. Si le harcèlement doit en effet être combattu avec toute la rigueur qui soit, il est également nécessaire de montrer aux salariés que des accusations de harcèlements formulées à la légère peuvent nuire considérablement à l'entreprise et provoquer, chez certains employeurs, des traumatismes profonds qui seront parfois difficiles à soigner.