[A la une] Grève et non-paiement de la rémunération du gréviste - la délicate frontière entre exception d'inexécution et discrimination prohibée

par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale




La principale conséquence de la grève sur le contrat de travail est la suspension des obligations principales des parties. Quoique non énoncée par la loi (l'article L. 521-1, alinéa 1er, du Code du travail N° Lexbase : L5336ACM se contente en effet d'indiquer que "la grève ne rompt pas le contrat de travail"), cette règle se traduit logiquement par la perte du droit à rémunération du salarié pour l'ensemble de la période du conflit. Ce premier principe doit être concilié avec un second, issu de la loi du 17 juillet 1978, selon lequel l'exercice du droit de grève " ne saurait donner lieu de la part de l'employeur à des mesures discriminatoires en matière de rémunérations et d'avantages sociaux". La conciliation de ces deux principes n'est pas aisée notamment lorsqu'il s'agit d'apprécier les conséquences de la grève sur les éléments accessoires de la rémunération, telles les primes. Un arrêt rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 10 décembre 2002 permet de faire opportunément le point sur cette question délicate.

S'agissant en premier lieu des incidences de la grève sur le salaire des grévistes, le principe qui prévaut dans le secteur privé est celui de retenues strictement proportionnelles à la durée du conflit (Cass. soc., 8 juill. 1992 : Bull. civ. V , n° 445 N° Lexbase : A9431AAK - Cass. soc., 3 févr. 1993 : TPS 1993, comm. 155 N° Lexbase : A1007ABW). Il s'agit d'une application classique de l'exception d'inexécution qui constitue un principe général applicable à tous les contrats synallagmatiques (Cass. soc., 1er juin 1951 : Bull. civ. III, n° 433). Lorsque le salarié est mensualisé, "la retenue sur salaire par heure de grève (...) doit être égale au quotient du salaire par le nombre d'heures de travail dans l'entreprise pour le mois considéré" (Cass. soc., 4 févr. 1988, Sté Sotra Causse Walon et Cie c/ J. Courtin N° Lexbase : A1517ABS).

Ce droit à rémunération ne renaît que dans des cas exceptionnels. Il en ira ainsi en cas de réquisition des grévistes pour des raisons de sécurité (Cass. soc., 20 févr. 1991 : Bull. civ. V, n° 81, p. 50 N° Lexbase : A1635AAS - Cass. soc., 16 nov. 1993 : Dr. soc. 1994, p. 54 N° Lexbase : A6673ABR). Dans ce cas, toutefois, le paiement est limité aux seules "tâches accomplies à ce titre" (Cass. soc., 24 juin 1998 : Dr. Soc. 1998, p. 851, obs. J.-E. Ray N° Lexbase : A5688ACN).

La grève ne suspend pas que le droit au salaire et a également des conséquences sur les autres avantages salariaux. Il en va ainsi pour le droit aux congés payés annuels qui se trouvera réduit proportionnellement à la durée de la grève (Cass. soc., 14 avr. 1999 ; SA Malichaud : RJS 1999, n° 848 N° Lexbase : A4734AGG). Le salarié ne bénéficiera pas non plus du paiement des jours chômés pendant la durée du conflit (Cass. soc., 20 nov. 1953 : D. 1954, jurispr. p. 25), à condition toutefois que la solution soit appliquée d'une manière générale à tous les salariés dont le contrat de travail se trouvait suspendu antérieurement (Cass. soc., 13 juin 1968 : Bull. civ. V, n° 302 ) ; toute autre solution constituerait une discrimination à l'encontre des grévistes qui se heurterait à l'article L. 521-1, alinéa 2, du Code du travail, ces derniers devant être traités comme les autres salariés (si la convention collective assimile à un travail normal les absences autorisées par l'employeur, alors les grévistes doivent en bénéficier : Cass. soc., 13 mars 1985 : D. 1985IR p. 443, 1ère esp., obs. Ph. Langlois N° Lexbase : A2343AAZ).

Mais c'est à propos du non-versement de primes à l'issue du conflit collectif que les difficultés les plus grandes sont apparues. La Cour de cassation a été amenée à préciser, au fil des arrêts, dans quelles conditions le non-paiement d'une prime aux grévistes devait être considéré comme discriminatoire et, en creux, dans quels cas de figure ce non-paiement pouvait être admis. Reprenant la définition habituelle de la discrimination, la Cour de cassation considère logiquement que l'employeur n'a pas le droit de tenir compte du seul fait de la grève pour justifier le non-paiement d'une prime ; seuls des éléments objectifs étrangers au conflit sont alors admis. C'est la raison pour laquelle la retenue opérée n'est licite que si elle repose sur le seul constat de l'absence du salarié, peu important les causes de cette dernière (Cass. soc., 12 décembre 1980 : D. 1981, Jurispr. p. 509, note J. Mouly. - Cass. soc., 26 févr. 1981 : Dr. soc. 1981, p. 435, note J. Savatier ; D. 1981, Jurispr. p. 509, note J. Mouly. - Cass. soc., 6 nov. 1991 : Dr. soc. 1991, p. 930, rapp. P. Waquet. - Cass. soc., 13 janv. 1999 ; Dufour c/ Sté éditions Plein Nord : RJS 1999, n° 258 : retrait licite car cause indifférenciée N° Lexbase : A8873AGQ). Selon les propres termes de la Cour de cassation, "si l'employeur est en droit de tenir compte des absences, même motivées par la grève, à l'occasion de l'attribution d'une prime destinée à récompenser une assiduité profitable à l'entreprise, c'est à la condition que toutes les absences, autorisées ou non, quelle qu'en soit la cause, entraînent les mêmes conséquences" (Cass. soc., 2 juin 1993 : RJS 1993, p. 455, n° 779).

C'est pour cette raison que constituent des pratiques discriminatoires :

- la retenue opérée sous prétexte que l'absence du salarié n'avait pas été autorisée par l'employeur (Cass. soc., 21 oct. 1982 : Bull. civ. V, n° 569 N° Lexbase : A7487AGE) ;

- l'abattement opéré sur prime d'assiduité d'une montant variant selon la cause des absences (Cass. soc., 26 févr. 1981 : préc.) ;

- l'accord d'entreprise qui prévoit que toute absence supérieure à une journée ou à deux demi-journées entraîne la suppression de la prime annuelle d'assiduité et ajoute qu'une absence de deux jours consécutifs pour maladie ne sera décomptée que pour une journée (Cass. soc., 12 janv. 1984, MACIF c/ M. Jamelin et autres. - Rappr . Cass. soc., 28 nov. 1984, M. Chevenoy et autres c/ Sté Solvay et Cie) ;

- l'allocation d'une prime aux salariés dont l'employeur a autorisé l'absence, à l'exclusion de ceux qui ont participé à une grève, qui a pour objet et pour effet d'infliger une sanction à ces derniers et présente, à leur égard, un caractère discriminatoire (Cass. soc., 19 nov. 1986 : Bull. civ. V, n° 528).

C'est donc cette jurisprudence que vient confirmer l'arrêt rendu le 10 décembre 2002.

Dans cette affaire, l'employeur avait opéré des retenues sur une prime de treizième mois versée pour tenir compte de jours de grèves. Les salariés avaient contesté la légitimité de ces retenues et obtenu gain de cause devant la juridiction prud'homale. Devant la Cour de cassation, l'employeur se fondait essentiellement sur les dispositions de la Convention collective nationale du Crédit mutuel qui, dans son article 28, énumère un certain nombre d'hypothèses dans lesquelles le paiement de la prime de treizième mois doit être calculé au prorata du temps de présence du salarié dans l'entreprise. L'employeur avait alors procédé à une interprétation inductive amplifiante de ce texte pour en dégager un principe général l'autorisant à procéder à un abattement dès lors que le salarié avait vu son contrat de travail suspendu au cours de l'année de référence. Or, la Cour de cassation ne l'a pas suivi sur ce chemin et rejeté fort heureusement le pourvoi.

La Haute juridiction relève en effet que "toutes les absences autorisées ou non ne donnaient pas lieu à retenue" et que, dans ces conditions, " les retenues opérées sur le 13ème mois à la suite d'un mouvement de grève constituaient des mesures discriminatoires au sens de l'article L. 521-1 du Code du travail".

Cette solution nous paraît pleinement justifiée.

Le non-versement d'une prime à un salarié gréviste apparaît en effet éminemment suspect et a priori contraire aux dispositions de l'article L. 521-1, alinéa 2, du Code du travail (N° Lexbase : L5336ACM). Conformément aux nouvelles dispositions en matière de preuve des discriminations introduites dans l'article L. 122-45 du Code du travail (N° Lexbase : L5583ACR) par la loi du 16 novembre 2001, ce non-paiement pourrait d'ailleurs constituer l'un des "éléments de fait laissant supposer l'existence d'une discrimination" obligeant l'employeur à justifier la mesure arrêtée " par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination".

Cette exigence d'objectivité, seule capable de justifier la différence de traitement, se manifeste alors doublement.

En premier lieu, les critères discriminants doivent avoir été fixés antérieurement à la mesure et logiquement portés à la connaissance du salarié (ainsi, pour le règlement d'un concours organisé entre salariés : Cass. Soc., 18 janv. 2000 ; Sté Renault France automobiles c./ M. P. Fleury et a. : Dr. Soc. 2000, p. 436, obs. Ch. Radé N° Lexbase : A4952AGI  - pour les dispositions d'un plan social : Cass. soc., 10 juill. 2001 ; Vieillard c/ Ass. Irmep : Dr. Soc. 2001, p. 1012, obs. Ch. Radé N° Lexbase : A1731AUN).

En second lieu, ces critères doivent reposer sur des considérations de fait totalement étrangères aux hypothèses prohibées par la loi. Appliquée aux retenues pour fait de grève, cette exigence exclut logiquement que l'employeur dispose du moindre pouvoir de décision sur l'opportunité de la retenue au moment de l'opérer, celle-ci devant intervenir automatiquement pour tous les salariés placés dans une même situation (en l'occurrence l'absence de l'entreprise) et sans que l'employeur ne puisse, d'une manière ou d'une autre, réintroduire des sous-critères de choix qui pourraient masquer une discrimination à l'encontre des grévistes.

Les termes des dispositions du statut collectif comptent alors, comme le montre cette affaire. Si la convention ne formule pas expressément une règle générale de retenue pour toute absence de l'entreprise mais se contente simplement de réaliser une liste d'absences justifiant le non-versement de la prime, alors l'employeur ne pourra en déduire de nouvelles hypothèses et refuser de verser tout ou partie de la prime aux grévistes. Cette interprétation stricte de la convention nous paraît nécessaire car toute autre aurait conduit à étendre le champ des retenues opérées à l'encontre des grévistes, ce qui est contraire aux voeux du législateur.