[Jurisprudence] Commentaire de la Décision n° 2008-568 DC du 7 août 2008, loi portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail : dispositions relatives à la participation des salariés à la gestion des entreprises

par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

Les auteurs de la saisine du Conseil constitutionnel contestaient la conformité à la Constitution de deux articles de la loi, les articles 3 et 18. Si l'article 18 a fait l'objet d'une double censure, l'article 3 a passé sans encombre l'écueil. Ce texte vise à subordonner la possibilité reconnue aux salariés mis à disposition d'être électeurs et éligibles au sein de l'entreprise dans laquelle ils ont été mis à disposition, à une condition d'ancienneté d'un ou deux ans, selon les cas. Cette nouvelle condition, qui s'ajoute aux précédentes, n'est ni contraire au principe de participation des salariés à la gestion des entreprises (I), ni contraire au principe d'égalité (II).

I - Participation des salariés à la gestion des entreprises

Le Code du travail prévoyait, jusqu'à présent, l'exercice des droits électoraux des travailleurs temporaires au sein de l'entreprise de travail temporaire, mais non au sein de l'entreprise utilisatrice auprès de qui ils étaient mis à disposition. Constatant que la loi concevait le principe de l'intégration des salariés mis à disposition dans l'entreprise au sein de laquelle ils travaillaient effectivement (1), la jurisprudence a décidé de leur reconnaître, également, la qualité d'électeur et d'éligible, en sus des droits électoraux qu'ils exercent déjà auprès de leur employeur, à condition que certaines exigences concrètes soient réunies ; la Cour de cassation a donc exigé qu'ils soient associés "au processus de travail de l'entreprise" (2) et que le lien avec l'entreprise utilisatrice soit "étroit" et "permanent" (3).

Dans la mesure où la solution résultait, jusqu'à présent, de la jurisprudence de la Cour de cassation qui, par hypothèse, n'avait aucune autorité pour imposer un délai d'ancienneté, en sus du critère du lien unissant le salarié mis à disposition à l'entreprise, la loi nouvelle semble restreindre nécessairement la possibilité d'intégration du salarié mis à disposition au sein de l'entreprise dans laquelle il travaille ce qui, pour les auteurs de la saisine, porte atteinte au principe de participation des salariés à la gestion des entreprises, principe présent dans le Préambule de 1946 (alinéa 8 : "Tout travailleur participe, par l'intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu'à la gestion des entreprises") (N° Lexbase : L6821BH4).

Cette double exigence d'ancienneté a été jugée conforme à la Constitution, ce qui n'est pas une surprise compte tenu de la jurisprudence du Conseil et des termes mêmes de la loi.

En premier lieu, le Conseil se contente, ici, d'un contrôle minimum sur l'atteinte réalisée au principe de gestion des entreprises, le Parlement disposant d'une nécessaire marge d'appréciation étendue s'agissant de la mise en oeuvre de ce droit, qui constitue un principe fondamental du droit du travail, au sens où l'entend l'article 34 de la Constitution (N° Lexbase : L1294A9S), qu'il lui appartient donc, par principe, de mettre en oeuvre (4).

En second lieu, le Conseil relève que l'atteinte est raisonnablement limitée (principe de proportionnalité respecté) et qu'elle repose sur un motif légitime (principe de nécessité), puisque le législateur vise, ainsi, à "renforcer la sécurité juridique des entreprises et des salariés".

Cette décision doit être approuvée.

La mise en place de critères prétoriens de type "quantitatif", appréciés souverainement par les juges du fond, crée nécessairement une incertitude quant au résultat des litiges qui pourraient naître sur l'intégration des travailleurs mis à disposition au sein de l'entreprise utilisatrice, qu'il s'agisse, d'ailleurs, des travailleurs temporaires ou des autres salariés mis à disposition (5). En insérant dans le Code du travail une condition d'ancienneté, le législateur entend, ainsi, préciser le critère du lien unissant les travailleurs mis à disposition à l'effectif de l'entreprise et réduire en pratique l'aléa antérieur, contribuant, ainsi, à améliorer la sécurité juridique.

Le Conseil constitutionnel avait, d'ailleurs, déjà eu l'occasion de considérer comme conforme au principe de gestion l'introduction de seuils d'effectifs subordonnant l'existence d'institutions représentatives du personnel, dès lors que la loi entourait le régime légal de la participation des salariés à la gestion de leurs entreprises de "précisions et garanties" suffisantes (6).

En 2006, et à l'occasion de l'examen de la loi pour le développement de la participation et de l'actionnariat salarié et portant diverses dispositions d'ordre économique et social (loi n° 2006-1770 du 30 décembre 2006, pour le développement de la participation et de l'actionnariat salarié et portant diverses dispositions d'ordre économique et social N° Lexbase : L9268HTG), le Conseil constitutionnel avait déjà affirmé que le législateur pourrait valablement subordonner l'exercice effectif du droit de gestion et de participation des travailleurs à certaines conditions, qu'il s'agisse d'exiger que ces travailleurs soient "intégrés de façon étroite et permanente à la communauté de travail qu'elle constitue" ou d'"éviter ou restreindre les situations de double vote" (7).

La décision rendue, ici, confirme donc cette orientation.

II - Egalité de traitement entre salariés

Pour obtenir la censure de l'article 3, les requérants invoquaient, également, une atteinte au principe d'égalité entre salariés au sein de l'entreprise utilisatrice, selon que ces derniers seraient ou non liés à l'entreprise par un contrat de travail.

Cet argument est, également, écarté par le Conseil, dans ses considérants 7 et 8. Selon ce dernier, en effet, "le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit". Par ailleurs, toujours selon le Conseil, "il était loisible au législateur, pour les motifs évoqués ci-dessus, de ne pas conférer à l'ensemble des travailleurs mis à disposition d'une entreprise le droit d'être électeurs ou d'être éligibles pour la désignation des délégués du personnel et des représentants des salariés au comité d'entreprise" ; or, "la différence de traitement qu'il a établie est en rapport direct avec l'objectif qu'il s'était fixé".

On retrouve, ici, les ingrédients traditionnels du contrôle de constitutionnalité lorsqu'est invoquée une atteinte au principe d'égalité (8). La dérogation doit être justifiée (par des "raisons d'intérêt général") et cohérente au regard de l'objectif poursuivi, et affiché, par le législateur, ce qui était le cas en l'espèce.

La solution doit être approuvée.

Même si le législateur lui-même affirme le principe de l'égalité de traitement entre les travailleurs temporaires et les salariés de l'entreprise dans laquelle ces derniers travaillent, ce principe ne vaut que pour autant que ces travailleurs se trouvent effectivement dans une situation identique ou comparable. Or, la particularité du travail temporaire fait que les salariés en mission ne demeurent souvent que peu de temps chez l'utilisateur, ce qui compromet l'idée même d'une intégration au sein de la collectivité des salariés.


(1) C. trav., art. L. 1111-2 (N° Lexbase : L3822IB8).
(2) Cass. soc., 27 novembre 2001, n° 00-60.252, Société Stora Enso Corbehem, FS-P+B (N° Lexbase : A2728AXC), RJS, 2002, n° 192.
(3) Cass. soc., 1er avril 2008, 2 arrêts, n° 07-60.287, Syndicat CGT Hispano Suiza, FS-P+B (N° Lexbase : A7751D79) et les obs. de S. Martin-Cuenot, Effectif et électorat des salariés mis à disposition : principe et conditions, Lexbase Hebdo n° 301 du 16 avril 2008 - édition sociale (N° Lexbase : N7621BEY) et n° 07-60.369, Mme Nathalie Martinez, FS-D (N° Lexbase : A7753D7B).
(4) Décision n° 77-92 DC du 18 janvier 1978, loi relative à la mensualisation et à la procédure conventionnelle, cons. 5 et 6 (N° Lexbase : A7973ACB) ; Décision n° 93-328 DC du 16 décembre 1993, loi quinquennale relative au travail, à l'emploi et à la formation professionnelle, cons. 3 à 6 (N° Lexbase : A8287ACW).
(5) En ce sens, voir les observations en défense du Gouvernement devant le Conseil : "Il faut, toutefois, souligner que la mise en oeuvre effective de cette notion ne vas pas, en pratique, sans soulever de très délicates questions d'appréciation. La question de la répartition des salariés mis à disposition entre deux entreprises qui, l'une, les emploie et, l'autre, les accueille sur son site, selon leur degré d'intégration étroite et permanente aux communautés de travail de ces entreprises s'avère concrètement difficile à résoudre. La jurisprudence a, certes, dégagé différents critères pour caractériser l'intégration étroite et permanente dans la communauté de travail, tels que la nécessité de l'activité des salariés mis à disposition, leur participation au processus de travail de l'entreprise utilisatrice, ou encore l'exécution en commun d'un travail par les salariés mis à disposition et ceux de l'entreprise utilisatrice. Mais leur mise en oeuvre n'est pas toujours aisée. Il en résulte que la définition concrète de l'exact périmètre des salariés mis à disposition devant être intégrés dans l'effectif de l'entreprise demeure soumise à de fortes incertitudes. Certaines entreprises ont tenté de préciser objectivement le périmètre de la communauté de travail par voie d'accords. Mais, d'une part, le contenu de ceux-ci est extrêmement variable, ce qui entraîne des difficultés en cas de reprises de marchés ou de sous-traitance en chaîne. D'autre part, des contentieux nombreux se sont noués et la jurisprudence des tribunaux saisis n'est pas stabilisée. De ce fait, les entreprises et les salariés sont placés dans une situation d'insécurité juridique, accentuée par les solutions divergentes dégagées par les juridictions saisies".
(6) Décision n° 93-328 DC du 16 décembre 1993, préc. ; Décision n° 96-383 DC du 6 novembre 1996, loi relative à l'information et à la consultation des salariés dans les entreprises et les groupes d'entreprises de dimension communautaire, ainsi qu'au développement de la négociation collective, cons. 12 (N° Lexbase : A8346AC4) ; Décision n° 97-388 DC du 20 mars 1997, loi créant les plans d'épargne retraite, cons. 6 (N° Lexbase : A8440ACL) ; Décision n° 99-423 DC du 13 janvier 2000, loi relative à la réduction négociée du temps de travail, cons. 28 (N° Lexbase : A8786ACE) ; Décision n° 2006-545 DC du 28 décembre 2006, loi pour le développement de la participation et de l'actionnariat salarié et portant diverses dispositions d'ordre économique et social, cons. 28 (N° Lexbase : A1487DTA) ; Décision n° 2007-555 DC du 16 août 2007, loi en faveur du travail, de l'emploi et du pouvoir, cons. 9, d'achat (N° Lexbase : A6454DXC).
(7) Décision n° 2006-545 DC du 28 décembre 2006, préc., cons. 26 à 31.
(8) Sur la possibilité de traitement différemment salariés du secteur privé et salariés du secteur public : Décision n° 98-401 DC du 10 juin 1998, loi d'orientation et d'incitation relative à la réduction du temps de travail, cons. 30 à 38 (N° Lexbase : A8747ACX). Voir, dans la même décision, l'affirmation selon laquelle "les entreprises les plus utilisatrices de main d'oeuvre sont, par nature, dans une situation différente des autres" (cons. 34), la différence de traitement entre les "petites entreprises" et les autres, la possibilité de graduer l'application dans le temps des 35 heures selon l'effectif des entreprises (cons. 35. Solution confirmée par la décision n° 99-423 DC du 13 janvier 2000, préc., cons. 56) ou, encore, la possibilité "de fixer des conditions particulières de réduction du temps de travail pour le personnel d'encadrement, eu égard aux spécificités d'emploi de ce personnel" (cons. 36. Solution confirmée par la décision n° 99-423 DC du 13 janvier 2000, préc., cons. 76). Sur la possibilité d'exclure du bénéfice des politiques publiques d'exonérations de charges sociales, "certains organismes publics, eu égard à leurs spécificités" : Décision n° 99-423 DC du 13 janvier 2000, préc., cons. 54. Sur l'obligation de respecter l'égalité entre salariés à temps partiel et salariés à temps plein, en l'absence de juste motif de différenciation : Décision n° 99-423 DC du 13 janvier 2000, préc., cons. 61. Sur la possibilité de traiter différemment les salariés selon qu'ils sont ou non soumis aux 35 heures, s'agissant de la bonification des heures supplémentaires : Décision n° 99-423 DC du 13 janvier 2000, préc., cons. 68. Sur l'égalité des salariés devant les avantages fiscaux : Décision n° 2007-555 DC du 16 août 2007, préc., cons. 2 et 3, 10 à 17.