[Jurisprudence] Conventionnalité ne vaut pas légalité : illustration en matière de CNE

par Stéphanie Martin-Cuenot, Ater à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV

Le juge judiciaire peut-il écarter un acte réglementaire contraire à une norme internationale ? Telle était la question que devait trancher la cour d'appel de Paris dans la décision commentée. Amené à se prononcer sur l'incompatibilité de l'ordonnance du 2 août 2005 relative au CNE (ordonnance n° 2005-893, relative au contrat de travail nouvelles embauches N° Lexbase : L0758HBP), avec la convention n° 158 de l'OIT, un conseil de prud'hommes avait écarté l'application de l'ordonnance en raison de son incompatibilité avec les dispositions internationales. Fort du principe de séparation des pouvoirs, l'employeur et le parquet avaient fait appel de cette décision. La cour d'appel les a déboutés de leur demande. La cour d'appel vient, ici, rappeler que, s'il n'appartient pas au juge judiciaire de se prononcer sur la validité des actes administratifs et, partant, de décider de leur annulation ou de leur réformation, il entre dans sa compétence d'apprécier s'il convient d'en faire application au litige qui lui est soumis dans la mesure où il s'agit simplement de se prononcer sur la compatibilité de la norme interne à la norme internationale supérieure. Cette appréciation, n'étant pas de nature à remettre en cause l'existence de l'acte réglementaire mais simplement de décider de son applicabilité, relève de la compétence exclusive du juge judiciaire, sans qu'il y ait lieu à question préjudicielle préalable. Cette solution ne peut qu'être approuvée.


Résumé

La question de la compatibilité de l'ordonnance du 2 août 2005 avec la convention n° 158 de l'OIT ne constitue pas une question préjudicielle qui doit être soumise préalablement à l'examen du juge administratif mais qui relève de la compétence du juge du fond. Ce dernier doit, dans cette hypothèse, simplement se prononcer sur sa conventionnalité, c'est-à-dire apprécier la conformité de l'ordonnance à la convention internationale, et non décider de sa légalité, ce qui l'obligerait à se prononcer sur son annulation ou sa réformation.

Décision

CA Paris, 18ème ch., sect. E, 20 octobre 2006, n° 06/06992, M. le Procureur de la République près le tribunal de grande instance d'Evry c/ Melle De Wee et M. Samzum (N° Lexbase : A0480DSL)

Conseil de prud'hommes de Longjumeau, 28 avril 2006

Texte concerné : ordonnance du 2 août 2005 instituant le CNE convention n° 158 de l'OIT

Mots-clefs : ordonnance du 2 août 2005 instituant le CNE ; compatibilité avec une norme internationale ; office du juge judiciaire ; distinction légalité conventionalité ; compétence du juge judiciaire pour apprécier la conventionalité.

Lien bases :

Faits

Une salariée avait été embauchée par contrat de travail à durée déterminée de six mois renouvelable une fois par tacite reconduction avec une période d'essai d'un mois. Avant l'échéance du premier contrat de travail à durée déterminée, les parties signaient un contrat nouvelles embauches. A peine plus d'un mois plus tard, l'employeur mettait fin à ce contrat avec un préavis d'un mois.

Contestant cette rupture, la salariée avait saisi le conseil de prud'hommes.

Ce dernier avait déclaré l'ordonnance du 2 août 2005 instituant le contrat nouvelle embauche contraire à la convention 158 de l'OIT et requalifié le contrat de travail à durée déterminée ainsi que le contrat nouvelles embauches, en un contrat de travail à durée indéterminée.

Le Procureur de la République avait fait appel de cette décision. Le préfet avait décliné la compétence du juge de l'ordre judiciaire pour connaître de l'exception concernant l'illégalité de l'ordonnance du 2 août 2005, acte réglementaire, qui doit être soumis à la seule compétence du juge administratif.

Solution

1. "Le contrôle de conventionnalité opéré par le juge judiciaire est distinct d'un contrôle de légalité qui devrait être soumis au juge administratif".

2. "L'objet de ce contrôle n'est pas de tendre à l'annulation ou à la réformation de l'acte administratif en cause mais simplement de dire s'il convient d'en faire application au litige soumis au juge du contrat de travail si ce dernier ne l'estime pas compatible avec une norme supérieure ; que ce contrôle de conventionnalité ressort des attributions du juge de l'ordre judiciaire qui méconnaîtrait l'étendue de ses pouvoirs s'il abandonnait à l'ordre administratif l'appréciation de cette compatibilité".

3. "Ce contrôle qui a pour seul effet d'écarter l'application d'une norme, n'implique pas nécessairement un contrôle de légalité de cette norme dont les effets tendent au contraire à son annulation".

4. "La séparation des pouvoirs interdit au juge judiciaire d'exercer se censure sur les actes de l'exécutif mais ne lui interdit pas d'en vérifier la compatibilité avec des conventions internationales qu'il a l'obligation d'appliquer étant directement applicables en droit interne".

5. "En conséquence, la question de la compatibilité de l'ordonnance du 2 août 2005 avec la convention n° 158 de l'OIT ne constitue pas une question préjudicielle qui doit être soumis préalablement à l'examen du juge administratif mais relève de l'office du juge du fond".

Commentaire

1. Une décision fondée sur la distinction entre légalité et conventionnalité

  • Compétence du juge judiciaire

L'article L. 511-1 du Code du travail (N° Lexbase : L1723GZT) dispose que "le conseil de prud'hommes règle par voie de conciliation les différends qui peuvent s'élever à l'occasion de tout contrat de travail, soumis aux dispositions du présent code entre les employeurs ou leurs représentants, et les salariés qu'ils emploient. Ils jugent les différends à l'égard desquels la conciliation n'a pas abouti".

La compétence du conseil de prud'hommes s'étend donc aux litiges portant sur l'existence du contrat de travail, sa validité, son exécution, sa disparition, sa modification, ou encore sa qualification. A cette occasion, il peut lui arriver de connaître de la compatibilité d'une norme interne avec une norme internationale, même si la norme interne provient de l'exécutif.

Cette appréciation porte sur la conformité de la norme interne à la norme internationale. Elle ne doit pas être confondue avec une appréciation portant sur la légalité de la norme interne qui relève de la compétence exclusive du juge administratif.

  • Distinction entre conventionnalité et légalité

Le contrôle de conventionnalité implique pour le juge de se demander s'il convient ou non de faire application d'un acte administratif au litige qui lui est soumis. En présence d'un conflit opposant un acte réglementaire interne à une norme internationale, la question est alors de savoir si la norme réglementaire est compatible avec la norme internationale et peut s'appliquer. Le cas échéant, elle sera écartée, mais cette mise à l'écart restera limitée au seul litige.

Une toute autre question se pose dans le cadre d'un contrôle de légalité. Dans cette hypothèse, en effet, les juges doivent s'interroger sur la légalité de l'acte réglementaire et singulièrement se demander s'il convient de l'annuler ou de le réformer. Cette réformation ou cette annulation a une portée pouvant aller bien au-delà du cadre du litige.

Tout dépend donc de la question qui est posée au juge. Les parties demandent-elles une annulation de l'acte réglementaire ou se contentent-elles d'obtenir son inapplicabilité à leur cas ? Dans le premier cas, il y aura question préjudicielle alors que dans le second, le juge judiciaire, le juge prud'homal pour l'espèce commentée, restera compétent.

  • Espèce

Dans l'espèce qui était portée devant la cour d'appel, les juges devaient se prononcer sur la faculté pour le juge judiciaire de se prononcer sur la compatibilité de l'ordonnance du 2 août 2005 avec la convention n° 158 de l'OIT.

Comme le rappelle la cour d'appel, si le juge judiciaire ne peut censurer les actes de l'exécutif, il peut vérifier leur compatibilité avec les normes internationales directement applicables en droit interne. Cette question, portant sur la conventionnalité de l'acte réglementaire, relève de la seule compétence du juge judiciaire. La question ne constitue pas une question préjudicielle qui doit être préalablement soumise au juge administratif mais relève de l'office du juge du fond.

Cette solution ne peut qu'être approuvée.

2. Une décision respectueuse des principes fondamentaux

  • Conformité au principe de primauté des traités

L'article 55 de la Constitution de 1958 (N° Lexbase : L1320A9R) dispose que "les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l'autre partie". Le juge peut donc, ou plus justement doit, écarter toute loi qui serait incompatible avec une norme internationale. C'est le principe de primauté du droit international sur le droit interne qui est posé par cet article. Ceci ne signifie pas que le juge judiciaire peut annuler une loi incompatible avec un traité, ce qui relève de la compétence du Conseil Constitutionnel, mais simplement qu'il lui appartient, en cas de conflit et donc d'incompatibilité entre la loi interne et le traité international, de faire prévaloir le traité. La loi écartée ne l'est que pour l'espèce dont a à connaître le juge et reste en vigueur.

Faire de la question de l'applicabilité d'un acte réglementaire une question préjudicielle, reviendrait à interdire au juge judiciaire d'écarter un acte réglementaire incompatible avec une norme internationale. L'acte réglementaire dispose, cependant, dans la hiérarchie des normes, d'une place inférieure à celle de la loi.

Faire du juge administratif le juge exclusivement compétent pour connaître de la conventionnalité et de la légalité des actes administratifs aurait, en outre, été contraire au principe de séparation des pouvoirs et aurait été maladroit lorsque l'on connaît la position du Conseil d'état sur le CNE.

  • Conformité au principe de séparation des pouvoirs

Le principe de séparation des pouvoirs figure au nombre des "principes fondamentaux reconnus par les lois de la République". En vertu de ce principe, à l'exception des matières réservées par nature à l'autorité judiciaire, relève en dernier ressort de la compétence de la juridiction administrative l'annulation ou la réformation des décisions prises, dans l'exercice des prérogatives de puissance publique, par les autorités exerçant le pouvoir exécutif, leurs agents, les collectivités territoriales de la République ou les organismes publics placés sous leur autorité ou leur contrôle (décision n° 86-224 DC du 23 janvier 1987 N° Lexbase : A8153ACX). Ce principe, tout à la fois, donne le champ mais également limite la compétence des juridictions administratives. Leur compétence se limite en effet aux questions portant sur l'annulation ou la réformation des décisions prises par les autorités exerçant le pouvoir exécutif. La question de la conventionnalité d'un acte réglementaire à la Constitution ne relevant pas de sa compétence, c'est le juge judiciaire qui, à titre exclusif, connaît d'une telle question.

Modifier cet ordonnancement aurait, enfin, été maladroit car cela aurait conduit à l'application de l'ordonnance du 2 août 2005 relative au CNE.

  • Mise à l'écart volontaire du juge administratif

Le Conseil d'Etat a, en effet, déjà été amené à se prononcer sur la compatibilité du CNE avec les normes de l'OIT et, singulièrement, avec la convention n° 158 (CE Contentieux, 19 octobre 2005, n° 283471, Confédération Générale du travail et autres N° Lexbase : A9977DKQ, lire Ch. Willmann, Le Conseil d'Etat valide le contrat nouvelles embauches, Lexbase Hebdo n° 188 du 3 novembre 2005 - édition sociale N° Lexbase : N0289AKW).

Il avait cependant refusé de considérer, dans cette décision, l'incompatibilité de cette ordonnance avec les dispositions de la convention. Amener le juge administratif à se prononcer une nouvelle fois sur cette question aurait nécessairement abouti à la même solution, c'est-à-dire l'applicabilité des dispositions de l'ordonnance à la salariée et donc des règles du CNE. C'est sans doute ce à quoi voulait arriver l'employeur...

Cette nouvelle divergence de point de vue entre les juridictions administratives et judiciaires nous amène à recommander aux employeurs et aux salariés de faire attention de choisir le bon camp... s'ils veulent voir leurs prétentions retenues.