[Jurisprudence] Application de la prescription trentenaire à l'action en paiement de l'indemnité forfaitaire pour travail dissimulé

par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

La lutte contre le travail illégal, dont le travail dissimulé n'est qu'une manifestation, constitue l'un des enjeux majeurs de l'action des pouvoirs publics, singulièrement depuis la loi du 11 mars 1997 (loi n° 97-210 N° Lexbase : L7487AI7). A son niveau, la Cour de cassation participe à cette entreprise, comme en témoigne cet arrêt rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 10 mai 2006, qui fait application de la prescription trentenaire de droit commun à l'action en paiement de l'indemnité forfaitaire pour travail dissimulé prévue à l'article L. 324-11-1 du Code du travail (N° Lexbase : L6212AC3). Cette solution est logique (1), mais souligne la nécessité de raccourcir ce délai qui ne semble plus adapté aujourd'hui (2).


Solution inédite

L'action en paiement de l'indemnité forfaitaire pour travail dissimulé se prescrit par 30 ans à compter de la rupture du contrat de travail.

Décision

Cass. soc., 10 mai 2006, n° 04-42.608, M. Jean-Claude Zarillo c/ Société Jura Tour, FS-P+B (N° Lexbase : A3549DP7)

Cassation partielle (CA Besançon, ch. soc., 27 janvier 2004)

Textes visés : C. trav., art. L. 143-14 (N° Lexbase : L5268AC4) ; C. trav., art. L. 324-11-1 (N° Lexbase : L6212AC3).

Mots-clefs : travail dissimulé ; indemnité forfaitaire pour travail dissimulé ; prescription trentenaire.

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Faits

M. Zarillo, engagé par la société Jura Tour le 3 juin 1996, en qualité de chauffeur, a été licencié le 11 mars 1997. Il a saisi la juridiction prud'homale le 15 avril 2002 d'une demande tendant, notamment, à l'allocation d'une indemnité forfaitaire pour travail dissimulé. La cour d'appel de Besançon l'a débouté de cette demande après avoir déclaré l'action prescrite.

Solution

1. "Vu les articles L. 143-14 et L. 324-11-1 du Code du travail".

2. "La prescription quinquennale de sa demande de rappel de salaire n'interdit pas au salarié de solliciter l'indemnité forfaitaire pour travail dissimulé, laquelle se prescrit par trente ans et court à compter de la rupture".

"Il appartenait dès lors à la cour d'appel de vérifier si les conditions de son attribution étaient réunies".

"En statuant comme elle l'a fait la cour d'appel a violé les textes susvisés".

"Par ces motifs : casse et annule, mais seulement en ce qu'il a débouté M. Zarillo de sa demande en paiement de l'indemnité pour travail dissimulé, l'arrêt rendu le 27 janvier 2004, entre les parties, par la cour d'appel de Besançon ; remet, en conséquence, quant à ce, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Dijon ; condamne la société Jura Tour aux dépens".

Commentaire

1. Justification de l'application de la prescription trentenaire

  • La sanction du travail dissimulé

L'article L. 324-10 du Code du travail (N° Lexbase : L6210ACY) considère comme travail dissimulé deux types de comportements : la dissimulation d'activité salariée, qui réside dans le fait d'exercer une activité professionnelle à but lucratif sans se déclarer aux organismes sociaux, et la dissimulation d'emploi salarié, qui consiste à ne pas déclarer l'existence de travailleurs employés dans l'entreprise.

L'article L. 324-11-1 reconnaît au salarié, qui n'a pas été déclaré, le bénéfice d'une indemnité forfaitaire égale à 6 mois de salaires en cas de licenciement.

  • Nature de l'indemnité forfaitaire pour travail dissimulé

L'indemnité forfaitaire pour travail dissimulé a, au regard de la jurisprudence, la même nature que l'indemnité de licenciement, et ne peut donc se cumuler avec cette dernière, qu'elle soit légale ou conventionnelle (Cass. soc., 12 janvier 2006, n° 03-44.777, Entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée (EURL) Sarrazyn, enseigne Max Plus c/ Mme Hafida Kadour, épouse Osmane, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A3378DM3, lire Stéphanie Martin Cuenot, Cumul de l'indemnité forfaitaire de l'article L. 324-11-1 du Code du travail avec les indemnités de rupture : généralisation et clarification, Lexbase Hebdo n° 199 du 26 janvier 2006 - édition sociale N° Lexbase : N3592AKA).

Comme l'indemnité de licenciement, l'indemnité pour travail dissimulé a donc pour objet de réparer le préjudice résultant de la perte de l'emploi et présente, ainsi, une nature indemnitaire évidente.

Dans la mesure où elle présente la même nature que l'indemnité de licenciement, l'indemnité pour travail dissimulé doit être logiquement soumise au même régime ; son paiement sera, ainsi, garanti par l'AGS lorsque l'entreprise sera soumise à une procédure collective.

Cette identité de nature doit, également, conduire à appliquer à l'indemnité pour travail dissimulé les règles qui prévalent pour la prescription de l'indemnité de licenciement de l'article L. 122-9 du Code du travail (N° Lexbase : L5559ACU). Or, cette dernière échappe classiquement à la prescription quinquennale des salaires, pour être soumise à la prescription de droit commun de 30 ans (Cass. soc., 20 octobre 1988, n° 85-45.511, Mme Astorri c/ Mme Courtot N° Lexbase : A9925AYA, Dr. soc. 1989, p. 125, note J. Savatier).

  • Une application logique de la prescription trentenaire en l'espèce

On ne sera donc pas surpris que la Cour de cassation fasse application de la prescription trentenaire dans cet arrêt.

Dans cette affaire, un travailleur avait été engagé le 3 juin 1996 et licencié le 11 mars 1997. Il avait attendu le 15 avril 2002 pour saisir le conseil de prud'hommes d'une demande tendant, notamment, à l'allocation d'une indemnité forfaitaire pour travail dissimulé, soit plus de 5 années après la rupture du contrat de travail. Les juges du fond avaient, alors, déclaré cette action globalement prescrite, après avoir fait application à toutes les demandes de la prescription quinquennale applicable aux salaires (C. trav., art. L. 143-14).

Or, cet arrêt est cassé, la Chambre sociale de la Cour de cassation affirmant que "la prescription quinquennale de sa demande de rappel de salaire n'interdit pas au salarié de solliciter l'indemnité forfaitaire pour travail dissimulé, laquelle se prescrit par trente ans et court à compter de la rupture".

La Cour a eu parfaitement raison, ici, de ne pas faire une application générale de la prescription quinquennale. Certes, ces dernières années, la Haute juridiction avait manifesté son désir d'étendre l'application de la prescription quinquennale aux actions en restitution de salaires (Cass. soc., 12 janvier 1999, n° 97-10.133, M. Pillot c/ Caisse nationale de l'Organisation autonome de l'assurance vieillesse de l'industrie et du commerce (Organic) et autre, publié N° Lexbase : A1178CH4), ce que nous trouvons juridiquement contestable et contraire à la position, par ailleurs, adoptée tant par la deuxième chambre civile (Cass. civ. 2, 22 novembre 2001, n° 99-16.052, FS-P+B N° Lexbase : A2164AXG) que par la Chambre mixte (Chbre mixte, 12 avril 2002, n° 00-18.529, Société civile immobilière (SCI) du 32, rue de Seine, publié N° Lexbase : A0398AZR), qui appliquent aux actions en restitution la prescription trentenaire de droit commun normalement applicable à l'action en répétition de l'indu.

Mais, l'indemnité de licenciement, tout comme l'indemnité pour travail dissimulé, ne présente pas de caractère salarial, même si son montant est établi selon une base de calcul intégrant le salaire perçu par le salarié. Cette indemnité ne "rémunère", en effet, aucune activité du salarié, mais compense le préjudice résultant de la perte de l'emploi. Il est donc logique qu'elle échappe à la prescription quinquennale des salaires.

2. Le caractère discutable de la prescription trentenaire

L'application de la prescription trentenaire présente des avantages à la fois pour le salarié et pour l'objectif de répression des pratiques de travail dissimulé. Elle semble, toutefois, aujourd'hui disproportionnée pour les entreprises et mériterait, sans doute, d'être révisée.

  • Avantages de la prescription trentenaire

L'application de la prescription trentenaire présente deux avantages évidents.

Elle préserve les droits du salarié pendant une période très longue et fait produire à cette "sanction" du travail dissimulé son plein effet ; l'entreprise saura, ainsi, qu'elle demeure sous la menace d'une action du salarié pendant une période très longue, bien au-delà de la prescription de l'infraction pénale proprement dite, beaucoup plus courte par nature.

En second lieu, l'application de la prescription trentenaire, et non de la prescription décennale applicable aux actions en responsabilité extracontractuelle (C. civ., art. 2270-1, al. 1er N° Lexbase : L2557ABC), permet de faire garantir cette créance par l'AGS si l'entreprise se trouve soumise à une procédure collective, car l'indemnité forfaitaire pour travail dissimulé est alors bien due "en exécution du contrat de travail", conformément aux dispositions de l'article L. 143-11-1, alinéa 1er, du Code du travail (N° Lexbase : L7703HBW).

  • Inconvénients de la prescription trentenaire

Si elle apparaît par conséquent logique, l'application de la prescription trentenaire ne va pas, toutefois, sans faire difficulté. La durée de 30 années est, en effet, extrêmement longue et crée une situation d'insécurité juridique importante pour les entreprises. C'est la raison pour laquelle, d'ailleurs, cette durée est critiquée aujourd'hui par la doctrine, et c'est pourquoi le législateur s'est efforcé, notamment en 1985, de la réduire, s'agissant des actions en responsabilité extracontractuelle. L'avant-projet de réforme du droit des obligations propose, d'ailleurs, de réduire la prescription de droit commun à 3 ans (article 2274 du projet de Code civil), sauf pour ce qui concerne la responsabilité civile, tant contractuelle que délictuelle, qui serait soumise à la prescription décennale (article 1384 du projet de Code civil).

Surtout, cette durée de 30 années pose d'énormes problèmes aux entreprises, en matière de conservation des documents susceptibles d'être produits en justice à l'occasion de contentieux. La remarque vaut, d'ailleurs, surtout en matière de discriminations, où la prescription a également été fixée à 30 ans (Cass. soc., 15 mars 2005, n° 02-43.560, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A2741DHY, lire nos obs., L'action en réparation du préjudice résultant d'une discrimination syndicale se prescrit par trente ans, Lexbase Hebdo n° 161 du 31 mars 2005 - édition sociale N° Lexbase : X0021AD7). Cette difficulté est d'ailleurs, ici, aggravée par l'aménagement du régime de la preuve intervenu en 2001, qui désigne l'entreprise comme la seule véritable débitrice de justifications (C. trav., art. L. 122-45, al. 4 N° Lexbase : L3114HI8).

  • Quelles solutions envisager ?

En attendant une intervention du législateur pour ramener la prescription de droit commun à des proportions plus raisonnables, certaines solutions pourraient être envisagées.

La solution la plus raisonnable consiste à qualifier d'extracontractuelles ces actions en responsabilité et ce, afin de faire application de la prescription décennale de l'article 2270-1 du Code civil. L'employeur, qui est condamné pour discrimination, ou pour travail dissimulé, viole, en effet, une obligation légale qui ne trouve pas sa source dans le contrat de travail mais dans la loi et dans l'affirmation d'un certain nombre de principes directeurs qui n'ont guère de nature contractuelle.

Certes, cette conception étroite du champ contractuel n'est, aujourd'hui, pas celle retenue par la jurisprudence qui rattache, au contraire, toutes les obligations professionnelles des parties au contrat, comme l'obligation de sécurité qui pèse sur le chef d'entreprise, qu'il s'agisse de mettre en cause sa responsabilité civile ou de caractériser sa faute inexcusable.

Mais, nous trouvons ce rattachement très artificiel et l'emprise du contrat sur la relation de travail excessive.

La "décontractualisation" de ces obligations présente, certes, un risque pour le salarié au regard de la garantie des créances par l'AGS, puisque le critère légal de garantie, affirmé par l'article L. 143-11-1, alinéa 1er, du Code du travail, est bien que les créances "soient dues en exécution du contrat de travail". Il semblerait, alors, contradictoire d'affirmer que les créances ne sont pas contractuelles, lorsqu'est en cause la prescription, et qu'elles le demeurent lorsqu'il s'agit de les faire garantir par l'AGS. On peut, alors, comprendre le désir affiché par la Cour de cassation de ne pas remettre en cause le principe de cette garantie, sous prétexte de réduire la durée de la prescription.

Une réforme législative s'impose donc, soit pour modifier, d'une manière générale, les durées de prescription (un projet de loi d'habilitation est en préparation à l'heure actuelle), soit pour modifier le critère de garantie des créances par l'AGS, ce qui aurait pour avantage de préciser, d'ailleurs, de manière plus nette, l'étendue de cette garantie.