[Jurisprudence] Principe "A travail égal, salaire égal" : comparaison n'est pas raison

par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

Comme on pouvait s'y attendre, la promotion contemporaine du principe "A travail égal, salaire égal" incite les salariés à réclamer en justice le bénéfice d'avantages salariaux reconnus à des collègues avec lesquels ils travaillent mais qui appartiennent à des entreprises juridiquement distinctes. Le potentiel dévastateur de ce principe, qui risque de ruiner toute idée d'individualisation de la rémunération, a conduit la Cour de cassation, depuis quelques mois, à préciser les limites à son application. Dans un arrêt en date du 6 juillet 2005, la Chambre sociale refuse de faire application du principe et de comparer la situation de salariés appartenant à une entreprise avec celle d'autres salariés mis à disposition (1). Cette solution peut se comprendre, même si elle ne nous semble pas opportune. Une autre approche de l'application du principe "A travail égal, salaire égal" serait, selon nous, préférable (2).


Décision

Cass. soc., 6 juillet 2005, n° 03-43.074, M. José Correia c/ Compagnie générale des eaux de Paris, FS-P+B (N° Lexbase : A8883DIT)

Rejet (CA Paris, 18ème chambre, section D, 25 février 2003)

Textes concernés : principe "A travail égal, salaire égal"

Mots clefs : principe "A travail égal, salaire égal" ; champ d'application ; identité d'entreprise.

Lien bases :

Résumé

Le principe "A travail égal, salaire égal" ne s'applique pas aux salariés n'appartenant pas à la même entreprise. Dès lors, il n'y a pas lieu de comparer la situation des salariés liés par contrat de travail avec celle de ceux qui sont simplement mis à disposition.

Faits

1. La compagnie des eaux de Paris (CEP), créée en 1985 pour assurer la distribution de l'eau sur la rive droite de Paris, a ses propres salariés mais, en outre, des salariés appartenant soit à la ville de Paris soit à la société Vivendi sont également mis à sa disposition. Or, le régime des repos compensateurs d'astreinte n'est pas le même pour les salariés de la CEP et pour les autres, les premiers ayant un jour de repos par semaine d'astreinte et les seconds deux jours.

M. Correia et d'autres salariés de la CEP, contestant cette différence, ont demandé en justice la condamnation de leur employeur à leur octroyer une deuxième journée de repos par semaine d'astreinte ou, à défaut, à leur payer les salaires et congés payés afférents.

2. La cour d'appel de Paris les a déboutés de leurs demandes.

Solution

1. "La cour d'appel, qui a constaté que les salariés qui revendiquaient le bénéfice d'un jour de congé supplémentaire n'appartenaient pas aux entreprises au sein desquelles ce droit était reconnu en vertu d'un usage ou d'un engagement unilatéral de l'employeur ou d'un statut de droit public [...] en a exactement déduit que le principe 'A travail égal, salaire égal' ne s'appliquait pas".

2. Rejet

Commentaire

1. Le refus de faire application du principe "A travail égal, salaire égal" à des salariés appartenant à des entreprises juridiquement distinctes

  • La promotion du principe "A travail égal, salaire égal"

Le principe "A travail égal, salaire égal" a été consacré de manière inductive par la Cour de cassation en 1996, à partir du modèle du principe d'égalité consacré par le Code du travail entre hommes et femmes (Cass. soc., 29 octobre 1996, n° 92-43.680, Société Delzongle c/ Mme Ponsolle, publié N° Lexbase : A9564AAH, JCP E 1997, II, 904, note A. Sauret ; Dr. soc. 1996, p. 1013, obs. A. Lyon-Caen).

Ce principe impose de traiter de manière identique des salariés occupant les mêmes fonctions. Lorsque cette identité de situation, au regard des conditions de travail, est établie, au moins de manière apparente, l'employeur doit fournir au juge les "raisons objectives et matériellement vérifiables" qui justifient la différence de traitement (Cass. soc., 21 juin 2005, n° 02-42.658, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A7983DII, lire notre chronique La justification des inégalités de rémunération, Lexbase Hebdo n° 174 du 30 juin 2005 - édition sociale N° Lexbase : N6023AIW).

  • Le champ d'application du principe "A travail égal, salaire égal"

L'une des difficultés rencontrées, apparue très récemment en jurisprudence, tient au champ d'application du principe lorsque des salariés, appartenant à des entreprises différentes mais travaillant en commun, réclament une harmonisation de leurs conditions de rémunération.

La question s'est tout d'abord posée au sein d'une unité économique et sociale, puisque les salariés travaillent en réalité sous l'autorité d'un employeur "commun". Or, la Cour de cassation a considéré que le principe n'avait pas vocation à s'appliquer. Ainsi, elle a estimé qu'"au sein d'une unité économique et sociale, qui est composée de personnes juridiques distinctes, pour la détermination des droits à rémunération d'un salarié, il ne peut y avoir comparaison entre les conditions de rémunération de ce salarié et celles d'autres salariés compris dans l'unité économique et sociale", sauf si "ces conditions sont fixées par la loi, une convention ou un accord collectif commun, ainsi que dans le cas où le travail de ces salariés est accompli dans un même établissement" (Cass. soc., 1er juin 2005, n° 04-42.143, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A4890DIX, chron. Ch. Radé, Les limites du principe "A travail égal, salaire égal" entre salariés d'une même UES, Lexbase Hebdo n° 171 du 9 juin 2005 - édition sociale N° Lexbase : N5223AIB).

  • Les difficultés rencontrées en l'espèce

Dans cette affaire, des salariés appartenant à des entreprises juridiquement différentes travaillaient tous au profit d'une même entreprise, certains étant normalement liés à cette dernière par un contrat de travail, d'autres travaillant dans le cadre d'une mise à disposition.

Or, les salariés mis à disposition bénéficiaient d'un régime de compensation des jours d'astreinte plus favorable puisqu'ils avaient droit à deux jours de repos par semaine d'astreinte, là où les salariés de l'entreprise n'en avaient qu'un seul. Ces derniers avaient donc saisi la juridiction prud'homale de demandes visant à se voir appliquer par leur employeur les mêmes dispositions que leurs collègues mis à disposition.

La cour d'appel de Paris les a déboutés de leurs demandes, et le rejet du pourvoi confirme ce refus. Selon la Chambre sociale de la Cour de cassation, en effet, "le principe 'A travail égal, salaire égal' ne s'appliquait pas" dans la mesure où "les salariés qui revendiquaient le bénéfice d'un jour de congé supplémentaire n'appartenaient pas aux entreprises au sein desquelles ce droit était reconnu en vertu d'un usage ou d'un engagement unilatéral de l'employeur ou d'un statut de droit public".

  • Le caractère déterminant du critère juridique d'appartenance à une même entreprise

Cette solution fait donc du critère de l'appartenance juridique à l'entreprise le déterminant de l'application du principe "A travail égal, salaire égal", ce qui semble a priori logique. C'est, en effet, l'employeur qui apparaît, dans des rapports de droit privé, le débiteur du droit à l'égalité de traitement entre salariés. Il ne saurait être question ici de faire reposer cette obligation sur les épaules d'employeurs différents, sauf à considérer que le principe "A travail égal, salaire égal", s'imposerait sur l'ensemble du territoire national et conduirait à rémunérer tous les salariés français, qui accomplissent des tâches identiques, de manière équivalente. Or, dans un système économique et politique libéral fondé sur la libre concurrence, un tel principe ne saurait déborder du cadre de l'entreprise. Seul l'Etat pourrait alors garantir le respect effectif de ce principe dans le cadre d'une économie dirigée... ce qui n'est, heureusement, pas le cas en France.

2. L'application du principe "A travail égal, salaire égal" à des salariés travaillant au sein d'un même établissement mais à des titres juridiques distincts

  • La conciliation avec les solutions dégagées dans le cadre de l'UES

Si cette solution se justifie pleinement, elle apparaît en contradiction avec l'arrêt rendu par cette même Chambre sociale le 1er juin 2005 dans le cadre de l'UES (préc.), puisque la Haute juridiction avait admis qu'une comparaison puisse être opérée entre des salariés appartenant à des entreprises juridiquement distinctes, dès lors que "le travail de ces salariés est accompli dans un même établissement".

Or, c'était bien le cas ici puisque les salariés concernés par la comparaison, bien qu'employés par des entreprises distinctes, travaillaient tous pour le compte de l'une d'entre-elles (la compagnie des eaux de Paris) à des titres différents (contrat de travail ou mise à disposition). Comment, dès lors, expliquer une telle différence de solution ?

Comme nous l'avions montré (notre chron. préc.), la situation des salariés travaillant au sein d'une même unité économique et sociale est particulière puisqu'ils sont réputés, tout au moins pour la mise en place des institutions représentatives du personnel, travailler pour le compte du même employeur, même si ce dernier a choisi d'organiser son activité au sein d'entités juridiquement distinctes.

Dans l'affaire qui a donné lieu à cet arrêt du 6 juillet 2005, les salariés travaillaient bien au sein de la même entreprise mais dans des conditions qui ne laissaient aucune place au doute sur leurs employeurs respectifs, puisque certains d'entre-eux faisaient juridiquement partie de l'entreprise alors que les autres avaient été clairement mis à disposition par leur propre entreprise. Il n'y avait donc, dans cette affaire, aucun "montage", aucune confusion sur les employeurs des uns et des autres qui étaient bien juridiquement et effectivement distincts.

Le critère du travail en commun ne suffit donc pas, au regard de la jurisprudence de la Chambre sociale, à justifier l'application du principe "A travail égal, salaire égal" ; encore faut-il que les salariés forment une même "communauté professionnelle". L'application du principe se justifie donc au sein d'une même UES, de même qu'elle pourrait parfaitement se justifier au sein d'un groupe, dans la mesure où la maison mère domine en réalité ses filiales.

  • La promotion d'un critère purement matériel pour l'application du principe "A travail égal, salaire égal"

Mais, si le refus de faire application du principe "A travail égal, salaire égal" se comprend, il ne nous semble toutefois pas nécessairement opportun, et nous pensons que l'on pourrait parvenir à un résultat identique en empruntant un autre raisonnement.

Du point de vue des salariés, en effet, il ne nous semble pas satisfaisant de refuser d'appliquer ici le principe. La mise à disposition de travailleurs extérieurs peut se réaliser sur de longues durées, et le sentiment d'appartenance à une même communauté apparaîtra alors rapidement, la différence d'employeurs s'estompant peu à peu. Dans la mesure où les salariés travaillent pour le compte de la même entreprise, au profit du même "employeur", il nous semble que le principe "A travail égal, salaire égal" devrait s'appliquer.

L'application du principe ne signifie pas, toutefois, que les salariés doivent être nécessairement traités de manière identique. On sait, en effet, que le rattachement à des statuts collectifs différents est de nature à justifier des différences de traitement (ainsi pour les salariés appartenant, au sein d'une même entreprise, à des établissements distincts dotés de leurs propres accords : Cass. soc., 27 octobre 1999, n° 98-40.769, Electricité de France c/ M. Chaize et autres N° Lexbase : A4844AGI, Dr. Soc. 2000, p. 189, chron. G. Couturier ; Cass. soc., 11 janvier 2005, n° 02-45.608, FS-P N° Lexbase : A0168DGC, Dr. soc. 2005, p. 323, obs. Ch. Radé ; D. 2005, p. 1270, note A. Bugada).

Dans cette affaire, d'ailleurs, la cour d'appel avait pris soin de relever, tout comme la Cour de cassation, que les différences de traitement dénoncées (régime des astreintes) découlaient directement de l'existence d'usages, d'engagements unilatéraux de l'employeur ou du statut de droit public selon les entreprises de rattachement. Dans ces conditions, nous pensons qu'il aurait été préférable d'admettre l'application du principe "A travail égal, salaire égal" et de résoudre la difficulté en s'intéressant aux éléments justifiant les différences de traitement, ce qui aurait été de nature à répondre, sur le fond, aux demandes des salariés, sans éluder le débat en déclarant le principe inapplicable.

Le principe "A travail égal, salaire égal" devrait donc s'appliquer dès lors que des salariés travaillent au sein d'une même entreprise. Lorsque certains d'entre-eux appartiennent à des entreprises de rattachement juridiquement et effectivement distinctes, comme c'était le cas ici, alors les juges devraient s'attacher à la justification des différences de traitement en se fondant, notamment, sur la diversité des statuts collectifs.

Gageons que, dans l'avenir, la jurisprudence saura affiner son approche d'un principe encore "jeune" dont le régime reste encore, au moins pour partie, à inventer.