[Jurisprudence] La justification des inégalités de rémunération

par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

La promotion du principe d'égalité de rémunération dans la jurisprudence de la Cour de cassation n'est pas sans susciter les inquiétudes des chefs d'entreprise qui craignent de perdre leur pouvoir d'individualisation dans la gestion du paiement de leurs salariés. Cet arrêt rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 21 juin 2005, et qui fera l'objet de la plus large diffusion, devrait être de nature à les rassurer, car la Haute juridiction apporte de nouvelles précisions concernant les conditions dans lesquelles il peut valablement être dérogé au principe "A travail égal, salaire égal". Il conviendra, en premier lieu, de bien préciser les enjeux du débat (1), avant de s'intéresser aux éléments qui justifient une différence de traitement entre salariés placés dans une situation identique (2).


Décision

Cass. soc., 21 juin 2005, n° 02-42.658, Mme Claude Pichery c/ Association gestionnaire de la crèche Coste-Belle, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A7983DII)

Rejet (cour d'appel de Montpellier, Chambre sociale, 12 février 2002)

Textes concernés : principe "A travail égal, salaire égal".

Mots clef : rémunération ; égalité entre travailleurs ; différences de traitement ; justifications.

Lien bases :

Résumé

Ne méconnaît pas le principe "A travail égal, salaire égal" l'employeur qui justifie par des raisons objectives et matériellement vérifiables la différence de rémunération entre des salariés effectuant un même travail ou un travail de valeur égale.

Constitue une telle raison le fait pour un employeur, confronté à la nécessité, pour éviter la fermeture de la crèche par l'autorité de tutelle, de recruter de toute urgence une directrice qualifiée pour remplacer la directrice en congé-maladie.

Faits

1. En 1994, l'Association gestionnaire de la crèche de Coste-Belle a, par contrat à durée indéterminée, engagé Mme Pichery en qualité de directrice de la crèche. Mme Pichery, dont la rémunération mensuelle était fixée à 10 500 francs (1 600 euros) le 1er janvier 1995, a été en congé-maladie à partir du 13 janvier 1998.

L'employeur a engagé le 19 janvier 1998 Mme Brès au titre d'un contrat à durée déterminée en remplacement de Mme Pichery, avec une rémunération mensuelle de 11 000 francs (1 676,93 euros), portée ultérieurement à la somme de 14 500 francs (2 210,51 euros).

A la suite de la reprise de son travail, Mme Pichery a demandé à son employeur que son salaire soit porté à la même somme en application du principe "A travail égal, salaire égal" et a demandé à bénéficier d'un rappel de salaires.

2. A la suite de son refus, elle a saisi le conseil de prud'hommes. La cour d'appel de Montpellier l'a déboutée de l'ensemble de ses demandes.

Solution

1. "Ne méconnaît pas le principe 'A travail égal, salaire égal', dont s'inspirent les articles L. 133-5 4°, d, L. 136-2 8° et L. 140-2 du Code du travail, l'employeur qui justifie par des raisons objectives et matériellement vérifiables la différence de rémunération entre des salariés effectuant un même travail ou un travail de valeur égale".

2. "La cour d'appel, qui a fait ressortir que l'employeur était confronté à la nécessité, pour éviter la fermeture de la crèche par l'autorité de tutelle, de recruter de toute urgence une directrice qualifiée pour remplacer la directrice en congé-maladie a, par ce seul motif et abstraction faite de motifs erronés mais surabondants, légalement justifié sa décision".

3. Rejet

Commentaire

1. Distinction des difficultés

  • Prolégomènes

Présent dans le Code du travail sous des formes particulières, le principe "A travail égal, salaire égal" a été consacré par la Chambre sociale de la Cour de cassation en 1996, dans l'arrêt "Delzongle contre Ponsolle" (Cass. soc., 29 octobre 1996, n° 92-43.680, Société Delzongle c/ Mme Ponsolle, publié N° Lexbase : A9564AAH, JCP E 1997, II, 904, note A. Sauret ; Dr. soc. 1996, p. 1013, obs. A. Lyon-Caen).

La mise en oeuvre de ce principe pose aux juges trois types de difficultés, qu'il convient de bien distinguer : celle du champ d'application de ce principe, celle de la notion de "travail égal" et celle, enfin, des éléments qui permettent à l'employeur de justifier une différence de traitement entre les salariés pourtant placés dans une situation identique.

  • Le champ d'application du principe "A travail égal, salaire égal"

Le principe "A travail égal, salaire égal" ne saurait s'appliquer de manière générale et absolue à l'ensemble des salariés soumis au Code du travail, sauf à se situer dans un système -qui n'est heureusement pas le nôtre- où l'Etat garantirait à tous les travailleurs un salaire identique à travail identique (voir, toutefois, à propos des GMR instituées par la loi Aubry II N° Lexbase : L0988AH3, l'application dans toutes les entreprises du principe imposé par la loi pour les salariés payés au Smic : notre chron., Smic et réduction du temps de travail : la fin du cauchemar, Dr. soc. 2003, p. 18).

A priori, ce principe n'a vocation à s'appliquer qu'au sein d'une même entreprise entre salariés ayant le même employeur. Dans ce cadre logique, l'employeur sera alors tenu, sauf cause légitime, de traiter de manière identique les salariés placés dans une même situation.

On sait, toutefois, que ce critère juridique tenant à la détermination de l'employeur risque de paraître bien artificiel lorsque l'entreprise appartient à un ensemble plus vaste dans lequel les liens de dépendance ou d'interdépendance, entre les sociétés concernées, sont évidents, qu'il s'agisse d'UES, de sociétés appartenant à un même groupe ou même d'entreprises appartenant à un même réseau (franchises, enseignes commerciales, etc.).

Dernièrement, la Chambre sociale de la Cour de cassation a eu l'occasion de préciser à quelles conditions le principe d'égalité pouvait trouver à s'appliquer aux salariés d'une même UES entre entreprises juridiquement distinctes. Selon la Haute juridiction, en effet, "au sein d'une unité économique et sociale, qui est composée de personnes juridiques distinctes, pour la détermination des droits à rémunération d'un salarié, il ne peut y avoir comparaison entre les conditions de rémunération de ce salarié et celles d'autres salariés compris dans l'unité économique et sociale que si ces conditions sont fixées par la loi, une convention ou un accord collectif commun, ainsi que dans le cas où le travail de ces salariés est accompli dans un même établissement" (Cass. soc., 1er juin 2005, n° 04-42.143, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A4890DIX, lire notre chronique, Les limites du principe "A travail égal, salaire égal" entre salariés d'une même UES, Lexbase Hebdo n° 171 du 9 juin 2005 - édition sociale N° Lexbase : N5223AIB).

Dans l'affaire qui a donné lieu à l'arrêt commenté du 21 juin 2005, l'applicabilité du principe "A travail égal, salaire égal" n'était pas en cause puisqu'il s'agissait de deux salariées appartenant à la même entreprise.

  • La notion de travail égal

Une fois réglée la question du champ d'application du principe "A travail égal, salaire égal", reste à comparer l'activité des salariés pour déterminer s'ils sont dans une situation d'égalité. Les juges du fond sont ici souverains pour apprécier ces éléments de fait et disposent des indices fournis par l'article L. 140-2 du Code du travail (N° Lexbase : L5726AC3), consacré particulièrement à l'égalité homme-femme, et qui dispose que "sont considérés comme ayant une valeur égale les travaux qui exigent des salariés un ensemble comparable de connaissances professionnelles consacrées par un titre, un diplôme ou une pratique professionnelle, de capacités découlant de l'expérience acquise, de responsabilités et de charge physique ou nerveuse".

Cet arrêt en date du 21 juin 2005 apporte une précision. Les juges du fond doivent rechercher s'il s'agit bien d'un même travail ou d'un travail de valeur égale. L'identité n'est donc pas nécessairement absolue ; il suffit que le travail effectué par les salariés en comparaison soit donc suffisamment proche.

  • La justification des différences de traitement

Une fois l'identité du travail accompli, reste à vérifier le respect du principe d'égalité. On sait que le salarié dispose désormais de facilités probatoires puisqu'il lui suffira d'établir la différence de traitement dont il s'estime victime pour contraindre l'employeur à se justifier sur les raisons qui expliquent cette différence.

Inscrite désormais dans la loi à propos de la preuve des discriminations, cette logique du renversement de la charge de la preuve a été appliquée en matière de rupture du principe d'égalité de rémunération (Cass. soc., 28 septembre 2004, n° 03-41.825, F-P+B N° Lexbase : A4907DD4).

Pour se justifier, l'employeur peut, bien entendu, contester la notion d'égalité de situation, mais il doit surtout fournir au juge ses justifications et faire état des "raisons objectives et matériellement vérifiables", comme le rappelle cet arrêt en date du 21 juin 2005. Reprenant ainsi la logique qui prévaut en matière de licenciement, l'employeur ne pourra donc pas se contenter de faire état d'impressions ou d'un vague sentiment personnel, mais devra fournir des explications rationnelles que le juge sera alors à même de contrôler.

Ces dernières tiendront ainsi au rattachement à un statut collectif différent, comme ce sera le cas au sein d'une même entreprise lorsque certains établissements seront dotés d'accords propres (Cass. soc., 27 octobre 1999, n° 98-40.769, Electricité de France c/ M. Chaize et autres N° Lexbase : A4844AGI, Dr. soc. 2000, p. 189, chron. G. Couturier ; Cass. soc., 11 janvier 2005, n° 02-45.608, FS-P N° Lexbase : A0168DGC, Dr. soc. 2005, p. 323, obs. Ch. Radé ; D. 2005, p. 1270, note A. Bugada).

Une différence de traitement pourra également tenir à l'application du principe légal de maintien des avantages individuels acquis, après disparition d'un accord collectif non remplacé (Cass. soc., 11 janvier 2005, n° 02-45.608, FS-P N° Lexbase : A0168DGC).

2. La nécessité d'attirer un salarié comme justification d'une inégalité de traitement

  • Analyse des faits

Dans cette affaire, une association, gestionnaire d'une crèche, avait dû procéder au remplacement de sa directrice, partie en congé maladie. La remplaçante, recrutée en CDD, avait perçu un salaire supérieur. A son retour, la directrice en titre avait alors réclamé, au nom du respect du principe d'égalité de rémunération, un salaire identique, mais avait été déboutée de ses demandes par la cour d'appel de Montpellier.

Pour rejeter le pourvoi formé contre cet arrêt, la Chambre sociale de la Cour de cassation relève que "la cour d'appel, qui a fait ressortir que l'employeur était confronté à la nécessité, pour éviter la fermeture de la crèche par l'autorité de tutelle, de recruter de toute urgence une directrice qualifiée pour remplacer la directrice en congé-maladie a, par ce seul motif et abstraction faite de motifs erronés mais surabondants, légalement justifié sa décision".

La Cour relève ici trois éléments qui justifient la différence de traitement : la nécessité de recruter la salariée, l'urgence de la situation et, enfin, le niveau de qualification exigé pour le poste. En d'autres termes, "on n'attrape pas les mouches avec du vinaigre"... L'entreprise n'était pas en position de négocier et devait faire face à la situation en se montrant attractive, sans perdre de temps à rechercher un autre salarié à un coup moindre.

  • Une application inversée du principe d'égalité de rémunération

La situation est ici plus que surprenante car elle constitue une application à l'envers du principe d'égalité tel qu'il résulte de la loi. L'article L. 122-3-3, alinéa 2, du Code du travail (N° Lexbase : L5460AC9), contient bien l'exposé du principe d'égalité de rémunération entre le salarié sous CDD et les autres salariés de l'entreprise, mais uniquement pour garantir au salarié sous CDD qu'il ne sera victime d'aucune différence de traitement qui résulterait de la seule nature de son contrat.

Ce texte ne contient donc aucun principe général d'égalité entre le remplaçant et le remplacé, qui assurerait au remplacé un traitement identique au remplaçant. Ce dernier se trouvait ici placé en situation de force pour négocier son salaire, l'entreprise ayant un besoin impérieux et urgent de le recruter.

Ceux qui doutaient encore qu'un salarié en général, qui plus est lorsqu'il se trouve sous CDD, puisse se trouver en position de force vis-à-vis de son employeur, devront désormais se rendre à l'évidence.

  • Une solution bienvenue

La solution finalement retenue nous semble parfaitement justifiée.

En premier lieu, l'employeur n'avait effectivement pas le choix et devait absolument consentir un effort salarial pour retenir la candidate. Sans que la Cour de cassation n'y fasse formellement référence, l'intérêt de l'entreprise le commandait. Attendre de trouver un salarié faisant l'affaire et acceptant la rémunération qu'on lui proposait pouvait mettre la pérennité de l'entreprise en cause.

En second lieu, il est essentiel que l'essor du principe d'égalité ne s'oppose pas à toute forme d'individualisation de la rémunération et que les entreprises disposent d'une certaine marge de manoeuvre pour attirer vers elles les talents dont elles ont besoin. Une conception trop stricte des éléments justifiant des inégalités de traitement aboutirait, à terme, à une paralysie des embauches et serait d'ailleurs extrêmement injuste au regard des travailleurs qui sont en situation de négocier, à leur avantage, le salaire dont ils bénéficieront.

Enfin, la salariée remplacée avait sans doute voulu bénéficier un peu facilement d'un droit à l'alignement des salaires et profiter ainsi de la situation créée par sa maladie. Elle avait probablement tenté, mais en vain, de négocier une augmentation de salaire que son employeur avait dû lui refuser, ce qui expliquait sa démarche.

Cet arrêt démontre que le marché de l'emploi demeure encore régi par la loi de l'offre et de la demande, et il faut s'en féliciter. L'application du principe d'égalité ne doit jouer que comme le gendarme de pratiques salariales choquantes et ne doit pas apparaître comme un objectif en soi. Les salariés sont, sur le marché de l'emploi, en concurrence et doivent le rester, sauf à vouloir transformer notre système libéral en vaste marché dirigé, avec le succès que l'on sait...