[A la une] "Autolicenciement" : enfin le retour à la raison !

par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale




Par une série de cinq arrêts rendus le 25 juin 2003 et promis à la plus grande publicité (P+B+R+I), la Chambre sociale de la Cour de cassation apporte une contribution décisive à une pratique dénoncée par les employeurs depuis plusieurs années et connue sous le nom d'"autolicenciement". Ces décisions présentent une importance théorique et pratique capitale pour la compréhension des notions clefs de licenciement et de démission et ne manqueront pas d'alimenter la réflexion des juristes dans les mois à venir.

La nouvelle doctrine de la Chambre sociale de la Cour de cassation tient désormais en deux principes complémentaires. Le premier se situe du point de vue du salarié : "lorsqu'un salarié prend acte de la rupture de son contrat de travail en raison de faits qu'il reproche à son employeur, cette rupture produit les effets soit d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse si les faits invoqués la justifiaient, soit, dans le cas contraire, d'une démission" (Cass. soc., 25 juin 2003, n° 01-42.335, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A8976C8X ; Cass. soc., 25 juin 2003, n° 01-42.679, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A8977C8Y ; Cass. soc., 25 juin 2003, n° 01-43.578, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A8978C8Z). Le second analyse le même cas de figure, mais du point de vue de l'employeur : "l'employeur qui prend l'initiative de rompre le contrat de travail ou qui le considère comme rompu du fait du salarié doit mettre en oeuvre la procédure de licenciement ; à défaut, la rupture s'analyse en un licenciement sans cause réelle et sérieuse".

Sans remettre en cause la distinction établie depuis quelques années entre l'initiative de la rupture du contrat de travail et son imputabilité (X. Blanc-Jouvan, "Initiative et imputabilité : un éclatement de la notion de licenciement", Dr. soc. 1981, p. 207-218 ; P. Chaumette, "Réflexions sur l'imputabilité de la rupture du contrat de travail", D. 1986, chron. p. 68-72), la Cour de cassation corrige les excès de sa jurisprudence antérieure (1) dans un sens qui ne peut qu'être approuvé (2).

1. La fin d'une jurisprudence contestable

Pour bien comprendre ce qui est en jeu dans ces arrêts, il est impératif de bien préciser les situations visées par les arrêts et rappeler brièvement l'état des solutions antérieures.

Le Code du travail a consacré deux modes de rupture principaux du contrat de travail à durée indéterminée : la résiliation unilatérale à l'initiative de l'employeur, appelée licenciement, et la résiliation unilatérale à l'initiative du salarié, appelée démission (C. trav., art. L. 122-4 N° Lexbase : L5554ACP). Mais, si le régime de la démission se résume à peu de choses (respect d'un préavis éventuel : C. trav., art. L. 122-5 N° Lexbase : L5555ACQ), les règles applicables au licenciement n'ont cessé d'être enrichies depuis la loi du 13 juillet 1973. Non seulement l'employeur est tenu de se justifier de la mesure qu'il prend (nécessité de prouver l'existence d'une cause réelle et sérieuse : C. trav., art. L. 122-14-3 N° Lexbase : L5568AC9), alors que le salarié n'a aucun compte à rendre lorsqu'il démissionne, puisque seul l'abus sera sanctionné, mais il doit également respecter des procédures complexes qui varient selon le motif invoqué (personnel ou économique).

Au fil des ans, la jurisprudence a été amenée à distinguer deux hypothèses, selon que l'employeur a décidé de licencier le salarié (initiative) ou selon que la rupture du contrat de travail apparaît rétrospectivement comme lui étant imputable, c'est-à-dire provoquée par un comportement qui a contraint le salarié à quitter l'entreprise. Dans cette dernière hypothèse, il est fréquent que le salarié quitte son emploi sans démissionner formellement. Comment doit-on dès lors analyser cette situation dans la mesure où l'employeur n'a pas pris l'initiative de le licencier et que le salarié n'avait pas l'intention réelle de démissionner, mais simplement de "prendre acte" d'une situation jugée intolérable et dont la responsabilité est rejetée sur l'employeur ?

La jurisprudence a alors considéré qu'il convenait d'analyser la situation pour déterminer laquelle des deux parties devait en assumer les conséquences. Dès lors que le salarié n'avait pas, en quittant l'entreprise, manifesté son intention de démissionner, la rupture s'analysait en un licenciement, dans la mesure où c'était le comportement de l'employeur qui l'avait déterminé à agir ainsi.

Restait alors la question délicate de l'existence ou non d'une cause réelle et sérieuse. Or on sait, depuis l'arrêt Rogie, qu'un licenciement qui intervient sans respect de la procédure préalable est nécessairement dépourvu de cause réelle et sérieuse dans la mesure où l'employeur n'indique pas quels motifs fondent l'acte (Cass. soc., 29 novembre 1990, n° 88-44.308, M. Rogie c/ Société Sermaize Distribution, publié N° Lexbase : A9329AAR : D. 1991, p. 99, note J. Savatier). La jurisprudence en avait donc conclu que, dans l'hypothèse où le salarié avait été déterminé à quitter l'entreprise à la suite d'un comportement de son employeur, ce dernier lui devait nécessairement des indemnités pour absence de cause réelle et sérieuse puisque, par hypothèse, aucune procédure de licenciement n'avait été engagée.

Cette conclusion ravissait les défenseurs inconditionnels des salariés, mais avait provoqué la colère des milieux patronaux et l'incompréhension de nombreux juristes. Il y a, en effet, quelque chose d'irréel à reprocher à l'employeur de ne pas avoir respecté une procédure de licenciement dans une hypothèse où il n'avait pas décidé de licencier le salarié !

Malgré les critiques de plus en plus nombreuses, la Cour de cassation avait maintenu bon le cap, jusqu'à ces arrêts rendus le 25 juin 2003. Dans un arrêt rendu le 26 septembre 2002, elle avait même indiqué clairement "qu'une démission ne peut résulter que d'une manifestation non équivoque de volonté de la part du salarié, laquelle n'est pas caractérisée lorsque le salarié prend acte de la rupture de son contrat en reprochant à l'employeur de n'avoir pas respecté ses obligations contractuelles même si, en définitive, les griefs invoqués ne sont pas fondés" (Cass. soc., 26 septembre 2002, n° 00-41.823, M. Daniel Mocka c/ Centre sportif de Boyardville, publié N° Lexbase : A4896AZD). C'est cette analyse qui se trouve ici modifiée.

2. L'énoncé d'une solution louable

Désormais, et dans la situation que nous avons évoquée, l'issue du litige dépendra de l'analyse au fond des torts de l'employeur et non plus mécaniquement du constat que la procédure de licenciement n'a pas été respectée. C'est ce qui ressort des trois premiers arrêts rendus (n° 01-42.335, 01-42.679, 01-43.578) : "lorsqu'un salarié prend acte de la rupture de son contrat de travail en raison de faits qu'il reproche à son employeur, cette rupture produit les effets soit d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse si les faits invoqués la justifiaient, soit, dans le cas contraire, d'une démission".

Non seulement cette solution rompt avec l'analyse abstraite et purement mécanique que nous avons dénoncée, mais elle nous semble pleinement justifiée sur un plan juridique.

Si l'employeur a, en effet, déterminé le salarié à quitter l'entreprise à la suite de manquements à ses obligations (harcèlement, non-paiement ou retard dans le paiement des salaires, modification du contrat de travail : Cass. soc., 2 octobre 2001, n° 99-42.727, M. Victor Abram c/ Société Zurich assurances, publié N° Lexbase : A6254AGQ: Dr. Soc. 2001, p. 1039, chron. J.-E. Ray ; JC G 2002, II, 10035, note D. Corrignan-Carsin), c'est généralement pour pousser le salarié à la démission et faire ainsi l'économie de la procédure et des indemnités afférentes à la qualification de licenciement. On se trouve, en quelque sorte, dans une hypothèse de fraude à la loi et la condamnation au versement des indemnités pour licenciement sans cause réelle et sérieuse est pleinement justifiée.

Si, en revanche, l'employeur n'a commis aucune faute, le départ de l'entreprise ne résultant que de la seule volonté du salarié, il est normal de considérer qu'il s'agit d'une démission. Certes, sa volonté au moment du départ de l'entreprise peut sembler équivoque, mais il ne s'agit que d'une apparence levée rétrospectivement par l'analyse que les juges du fond feront des circonstances de son départ. Tout comme la jurisprudence admet que l'erreur du contractant peut être révélée par des éléments connus postérieurement à la formation de l'acte juridique, la volonté de démissionner sera elle-même révélée par une analyse rétrospective des circonstances. La seule analyse in concreto de la volonté du salarié ne suffit pas. Cette volonté doit s'apprécier également objectivement, c'est-à-dire in abstracto, par référence à une analyse de la normalité de la situation appréciée au regard d'un salarié type placé dans la même situation.

Lorsque les juges auront acquis la conviction que l'employeur doit supporter les torts de la rupture, ils attribueront au salarié des indemnités de licenciement, de préavis et pour absence de cause réelle et sérieuse, l'absence de respect de la procédure se trouvant alors absorbée, conformément aux dispositions de l'article L. 122-14-4, alinéa 1er, du Code du travail (N° Lexbase : L5569ACA).

Reste alors à analyser la situation lorsque c'est l'employeur qui prend acte de la rupture du contrat de travail et refuse de verser des indemnités à un salarié qu'il considérerait comme démissionnaire. C'est la situation qui a donné lieu à deux autres décisions rendues le même jour (Cass. soc., 25 juin 2003, n° 01-41.150, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A8975C8W ; Cass. soc., 25 juin 2003, n° 01-40.235, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A8974C8U). Selon la Cour, "l'employeur qui prend l'initiative de rompre le contrat de travail ou qui le considère comme rompu du fait du salarié doit mettre en oeuvre la procédure de licenciement ; à défaut, la rupture s'analyse en un licenciement sans cause réelle et sérieuse".

Ici encore, la solution nous paraît pleinement justifiée. L'employeur qui considère le salarié comme responsable d'une situation qui rend impossible le maintien du contrat de travail doit le licencier. Il ne peut plus, depuis 2000, demander la résolution judiciaire de son contrat sauf si la loi prévoit expressément cette possibilité (Cass. soc., 13 mars 2001, n° 98-46.411, M Mulin c/ Société MFI Créations, publié N° Lexbase : A0103ATY : Dr. Soc. 2001, p. 624, chron. Ch. Radé).

Certains pourraient s'étonner de la dissymétrie avec le premier principe énoncé. Pourquoi le salarié pourrait-il, en effet, valablement prendre acte de la rupture du contrat de travail, lorsqu'il considère que l'employeur a manqué à ses obligations, et pas l'employeur ? La réponse est simple. Le Code du travail a doté l'employeur de prérogatives pour sanctionner les manquements du salarié à ses obligations, par le biais de son pouvoir disciplinaire, alors que le salarié ne dispose d'aucun recours pour "sanctionner" son cocontractant fautif. Il n'a donc d'autre recours que quitter l'entreprise et demander au conseil de prud'hommes de constater que c'est l'employeur qui est "responsable" de la rupture et qu'il lui doit donc les indemnités prévues dans cette hypothèse.

Ces deux principes conduisent ainsi à une solution globale plus saine et réaliste qui ne peut qu'être pleinement approuvée.