Pourtant, la Cour de cassation rejette cette argumentation et casse l'arrêt, en précisant par là-même les exceptions qui avaient déjà été apportées à la notion de secteur géographique, posée par la jurisprudence en 1999, et utilisée depuis de manière constante. La Cour de cassation met en avant trois critères permettant de conclure à l'absence de modification du contrat de travail, bien que la mutation se fasse dans un même secteur géographique : celui de "déplacement occasionnel", celui d'"intérêt de l'entreprise" et enfin celui de "spécificité des fonctions".
1- Changement de secteur géographique et absence de modification du contrat de travail : une solution d'exception
La Cour de cassation a toujours adopté, à quelques exceptions près reprises ci-après, un raisonnement relativement strict en matière de mobilité géographique, lorsque le contrat de travail est dépourvu de clause de mobilité. De deux choses l'une : soit le salarié est muté dans un secteur géographique différent, auquel cas son contrat de travail est modifié, soit la mobilité s'opère dans le même secteur géographique, et il ne peut s'ensuivre qu'un changement des conditions de travail. C'est à une appréciation objective du changement de lieu de travail que la Cour se livre, peu important la situation personnelle des salariés (Cass. soc., 4 mai 1999, n° 97-40 .576 N° Lexbase : A4696AGZ). Cette jurisprudence a depuis été confirmée maintes fois.
Les deux notions de "changement des conditions de travail" et de "modification du contrat de travail" emportent des conséquences totalement différentes.
Dès lors que l'on se place sur le terrain de la modification du contrat de travail, le salarié n'est en aucun cas tenu d'accepter ladite modification. En cas de refus de sa part, l'employeur n'aura plus que deux possibilités : soit revenir aux conditions antérieures de travail, soit licencier le salarié. Attention, car dans ce dernier cas, l'employeur ne peut pas licencier le salarié pour son refus d'accepter la modification, mais devra se fonder sur d'autres motifs (économiques le plus souvent). Au final, le refus du salarié d'accepter une nouvelle affectation n'est pas fautif dès lors qu'il y a changement du secteur géographique (Cass. soc., 4 janvier 2000, n° 97-45.647 N° Lexbase : A3150AGR).
Par contre, si le salarié refuse de se soumettre à un changement de ses conditions de travail, il se rend coupable de faute. C'est sur le terrain disciplinaire que l'employeur se placera pour le sanctionner, et la jurisprudence adopte souvent une position sévère pour le salarié. Nombreux sont les arrêts où la Cour de cassation a reconnu l'existence d'une faute grave, lorsque le salarié ne voulait pas se soumettre à un simple changement de ses conditions de travail. Cependant, dans un arrêt du 4 juin 1998 (N° Lexbase : A5615ACX), la Haute cour a atténué sa jurisprudence et a considéré que le refus d'un changement des conditions de travail n'emportait pas systématiquement la reconnaissance d'une faute grave, la faute sérieuse pouvant parfois suffire.
C'est aujourd'hui un raisonnement différent que la Cour adopte. Celle-ci, sans remettre en cause la théorie du secteur géographique dans sa globalité, vient en atténuer les contours, dans des circonstances bien particulières. Elle ne fait que creuser une jurisprudence déjà existante, et de ce point de vue, nous pouvons avancer que l'arrêt commenté ne constitue pas un revirement de jurisprudence, mais plutôt une précision.
2- Déplacement occasionnel, intérêt de l'entreprise et spécificité des fonctions : trois critères permettant de déroger à l'application stricte de la notion de secteur géographique
Si la Cour de cassation permet, dans cet arrêt, d'assouplir l'application de la notion de secteur géographique, elle encadre cette faculté dans des critères précis. En effet, son attendu énonce bien qu'il n'y a pas modification du contrat de travail à partir du moment où la mission est occasionnelle, justifiée par l'intérêt de l'entreprise, et où la spécificité des fonctions du salarié cadre implique de sa part une certaine mobilité géographique.
Dans notre espèce, il était demandé au salarié de se déplacer pour une durée de deux mois dans un secteur géographique différent. On constate qu'il ne s'agissait pas d'une mutation définitive, mais d'une simple mission limitée dans le temps. Il convient ici de dresser un parallèle avec un arrêt que la Cour de cassation avait rendu le 21 mars 2000 (Cass. soc., 21 mars 2000, n° 97-44.851 N° Lexbase : A6364AGS). Dans cette espèce, la Cour estimait que "la mission ponctuelle en Allemagne demandée à [...], qui avait été embauchée en qualité de consultant cadre, compte tenu de ses connaissances en allemand, et qui contractuellement était tenue d'effectuer des séjours en province, ne constituait pas une modification de son contrat de travail".
Certes, dans cet arrêt, le contexte juridique était quelque peu différent puisque la salariée avait une clause de mobilité géographique dans son contrat de travail, ce que l'on ne retrouve pas dans l'arrêt aujourd'hui commenté. Cela étant, il n'en reste pas moins que les deux arrêts restent proches, puisque dans chaque cas il s'agit de salariés cadres, à qui l'on demande de se déplacer pour une mission ponctuelle ou occasionnelle.
La solution s'impose dans la mesure où le déplacement du salarié n'avait pas vocation à devenir définitif. Il ne pouvait donc s'agir d'une modification du cadre permanent de la relation de travail, mais simplement d'une mission ponctuelle n'affectant pas, sur le fond, l'accord des parties.
Cette notion est souvent utilisée par la Cour suprême. Elle permet de justifier certaines restrictions apportées aux libertés individuelles des salariés. Il en ira ainsi en matière de mise en oeuvre d'une clause de mobilité : les juges ont à plusieurs reprises jugé que dès lors que l'intérêt de l'entreprise n'était pas rapporté, la mise en oeuvre de la clause s'avérait abusive (Cass. soc., 12 janvier 1999, n° 96-40.755 N° Lexbase : A4618AG7). On constate donc que l'intérêt de l'entreprise est d'application courante en droit du travail, et il n'est donc pas surprenant de voir qu'elle vient temporiser aujourd'hui la rigidité de la notion de secteur géographique.
C'est ici à la qualité de cadre et de chef de chantier que la Cour de cassation fait allusion. Pour la Cour, cette notion de "spécificité des fonctions" implique de la part du salarié une certaine mobilité géographique. On se rappellera ici de la jurisprudence de la Cour de cassation sur les emplois qui impliquent " par nature" une certaine mobilité géographique. Dans une espèce du 4 janvier 2000, la Cour de cassation avait estimé que dès lors "qu'aucun lieu d'exécution n'était prévu dans le contrat et que la nature même de l'emploi impliquait une certaine disponibilité géographique [...], le contrat de travail n'avait subi aucune modification et que l'abandon prolongé de son poste par le salarié [...], constituait une faute grave" (Cass. soc., 4 janvier 2000, n° 97-41.154 N° Lexbase : A4790AGI).
Cet arrêt est très proche de celui rendu par la Cour de cassation le 22 janvier dernier. Si la Cour ne parle plus de "nature même de l'emploi impliquant une certaine disponibilité géographique", la notion de "spécificité des fonctions" revient finalement au même. Par contre, dans l'arrêt ici commenté, la Cour ne se prononce pas sur la sanction qui sera infligée au salarié : on ignore si celui-ci sera condamné pour faute grave ou pour faute simplement sérieuse.
Finalement, l'arrêt rendu le 22 janvier 2003 ne constitue qu'une précision jurisprudentielle, venant confirmer les exceptions qui peuvent être apportées à l'application de la théorie du secteur géographique. La Cour de cassation n'innove pas réellement, mais affine sa position concernant les cadres, qui doivent par nature être mobiles. Cette solution renforce l'idée d'une nécessaire souplesse dans la définition des contraintes pesant sur les cadres. A cet égard, elle s'inscrit dans une évolution jurisprudentielle engagée ces dernières années et dont la dernière loi du 17 janvier 2003 constitue une nouvelle illustration (N° Lexbase : L0300A9Y) (pour l'élargissement de la définition du cadre, voir l'art. 2-VII).
Cette jurisprudence mérite toutefois quelques précisions supplémentaires, car on peut se demander jusqu'où ira la Cour. Aurait-elle réagi de la même manière s'il s'était agi d'un déplacement de six mois ? Rien n'est moins sûr, et il serait bon pour le salarié que la jurisprudence soit davantage fixée.