[Jurisprudence] La justification des discriminations salariales

par Stéphanie Martin-Cuenot, Ater à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV

Le principe de non-discrimination prend une place de plus en plus importante en droit du travail. Sous l'influence du droit communautaire, la Chambre sociale de la Cour de cassation a, depuis quelques années, dégagé l'une de ses applications, le principe général "à travail égal, salaire égal". Ce principe a fait l'objet d'une consécration législative (C. trav., art. L. 133-5 4° N° Lexbase : L5699AC3 - C. trav., art. L. 136-2 8° N° Lexbase : L5685ACK - C. trav., art. L. 140-2 N° Lexbase : L5726AC3). Toutefois, le législateur n'a pas jugé nécessaire d'en préciser le contenu. Par deux arrêts en date du 8 janvier 2003, la Cour de cassation vient confirmer la teneur et la portée qu'elle a toujours données à cette règle. Elle rappelle que cette dernière a simplement pour effet d'encadrer le pouvoir d'individualisation des salaires dont dispose l'employeur. Corrélativement, elle confirme que le droit de l'employeur n'est nullement supprimé. En présence de salariés placés dans une situation identique, l'employeur est toujours tenu d'assurer l'égalité de rémunération. Celui-ci retrouve son pouvoir d'individualisation lorsque qu'il peut justifier la différence de traitement par des éléments objectifs.

En l'espèce, un salarié avait été embauché en qualité de receveur-péager et classé à l'échelle C de la convention collective. Plusieurs salariés embauchés sous la même qualification bénéficiaient quant à eux de l'échelle D de rémunération, donc d'une rémunération plus importante. Le salarié s'estimant lésé avait saisi le conseil de prud'hommes afin d'obtenir la condamnation de l'employeur au paiement d'un rappel de salaire. Sa demande avait été rejetée par la cour d'appel. Elle avait constaté que les autres salariés avaient été embauchés avant l'entrée en vigueur de la grille de classification, et que la différence de rémunération se justifiait par l'ancienneté de leur classification.

Cet arrêt est cassé par la Cour de cassation au visa de la règle "à travail égal salaire égal". Elle rappelle que cette règle implique que tous les salariés placés dans une situation identique bénéficient d'un traitement identique.

La Cour de cassation constate que le salarié contestataire, comme d'ailleurs les autres salariés, avait été embauché avant l'entrée en vigueur de la grille de classification. Les salariés avaient vu leur classification supérieure maintenue après l'entrée en vigueur de la convention au titre des avantages acquis. Ce dernier point est louable mais les avantages doivent profiter à tous les salariés et non seulement à tel ou tel d'entre eux. L'employeur aurait pu/dû se dégager en démontrant que cette différence de traitement résultait d'élément objectifs. Or, en l'espèce, il ne fournissait aucune justification à la différence de traitement.

Contrepartie de la prestation de travail, la rémunération est en principe déterminée d'un commun accord dans le contrat de travail (Cons. const., 11 juin 1963 N° Lexbase : A7816ACH). Pour cette raison, le législateur et la jurisprudence ont entouré cette liberté de protections.

La jurisprudence a dégagé un principe général "à travail égal, salaire égal" qui interdit à l'employeur de traiter différemment des salariés placés dans des situations identiques (Cass. soc., 29 octobre 1996, Ponsolle : Dr. soc. 1996, p. 1013, obs. A. Lyon-Caen N° Lexbase : A9564AAH). Ce principe s'applique même sans texte et s'étend à tout type de discrimination qu'elle soit ou non fondée sur le sexe. Il faut et il suffit que les salariés soient placés dans une situation identique pour déclencher l'application du principe (CA Riom, 23 mars 1992, Verrier c/ Garel).

L'identité de situation n'est cependant pas exigée. La jurisprudence comme le législateur font preuve d'une certaine souplesse en la matière. Ils font application de ce principe lorsqu'ils constatent une identité de valeur du travail et non seulement une identité du travail (C. trav., article L. 140-2 N° Lexbase : L5726AC3). L'identité de rémunération doit être assurée dès lors que "leurs fonctions réelles étaient de valeur égale à celles des hommes, l'apport de nouvelles techniques sur les machines était de nature à rendre les différents postes d'une technicité équivalente" (Cass. soc., 19 décembre 2000, Renault). La Cour de cassation sanctionne donc l'employeur qui ne parvient pas à démontrer que la valeur du travail du salarié faisant l'objet de la discrimination est inférieure à celle des autres salariés placés dans une situation identique.

Le principe de non-discrimination ne fait pourtant pas obstacle à l'individualisation de la rémunération par l'employeur. Il s'agit en effet d'un droit qui découle de son pouvoir de direction. Pour cette raison, s'il peut subir des limitations, il ne peut en aucun cas être supprimé. La Cour de cassation se borne donc à encadrer le pouvoir d'individualisation de l'employeur. Ce dernier peut être amené à devoir justifier les différences de rémunérations versées à ses salariés exécutant les mêmes tâches. Le principe cède lorsqu'il est prouvé que les différences de traitement constatées entre salariés ont une justification objective.

Deux conditions entourent ainsi l'individualisation du salaire par l'employeur. D'une part, tous les salariés placés dans une situation identique doivent bénéficier de l'avantage pécuniaire. D'autre part, les règles déterminant cette attribution doivent être prédéfinies selon des normes objectives et contrôlables (Cass. soc., 18 janvier 2000 ; Renault : Dr. soc. 200, p. 436, obs. Ch. Radé N° Lexbase : A4952AGI). La Cour de cassation a pu décider que les articles 22 et 23 du décret du 14 juin 1946 n'étaient pas contraires au principe de non-discrimination dans la mesure où "ces avantages en nature étaient déterminés par un critère indépendant du travail fourni" tenant compte de la situation de famille du salarié (Cass. soc., 26 février 2002 ; Di Caro c/ Sté Houillère du bassin de Lorraine : Juris-Data n° 2002-013252 N° Lexbase : A0705AYR ; dans le même sens CE, 5 juillet 1998). De la même manière, l'employeur peut décider de faire varier les salaires en fonction du mérite et des performances des salariés.

C'est la faculté d'individualisation du salaire dont dispose l'employeur que vient rappeler la Cour de cassation notamment dans le second arrêt rendu le 8 janvier 2003.

En l'espèce, un salarié avait été embauché en qualité de fraiseur avec une rémunération inférieure à celle des autres salariés embauchés sur la même qualification. Il conteste cette discrimination devant le conseil de prud'hommes. La cour d'appel, ayant constaté qu'un salarié embauché à la même date percevait plus a corrélativement condamné l'employeur au paiement des compléments de salaires.

La décision de la cour d'appel est encore cassée mais cette fois sur le fondement de l'exception. La cour d'appel décide que des différences peuvent exister pourvu qu'elles aient une justification objective. Or, il lui appartenait de rechercher si la différence de traitement ne se justifiait pas par la technicité particulière du poste de travail.

Cette décision repose par ailleurs le problème de la preuve en matière de discrimination.

La garantie entourant les discriminations en matière salariale ne s'arrête pas là. Le salarié dispose en la matière d'une protection complète. En premier lieu, la preuve de la discrimination lui est facilitée. Là ou le droit commun aurait amené le salarié à prouver qu'il était victime d'une discrimination, le droit du travail est venu poser à son profit une présomption (C. trav., article L. 122-45 N° Lexbase : L5583ACR  ; L. 140-2 N° Lexbase : L5726AC3 - voir antérieurement la jurisprudence Cass. soc., 23 novembre 1999 : Dr. soc. 1999, p. 592 N° Lexbase : A4779AG4). Cette dernière permet au salarié, constatant une différence de traitement, de faire valoir ses droits. Lorsque le salarié dispose d'indices rendant la discrimination vraisemblable, il appartient à l'employeur d'établir que la différence de traitement était fondée sur des éléments objectifs et matériellement vérifiables. Si l'employeur n'arrive pas à prouver que la distinction est fondée, il succombera.

Cette dérogation au droit commun est compréhensible. D'une part, le salarié aurait eu du mal à prouver la discrimination car les pratiques sont souvent cachées. D'autre part, il reste difficile pour le salarié d'apprécier si la différence a ou non une justification.

En second lieu, ce principe est sévèrement sanctionné, ce qui devrait inciter les employeurs à davantage de vigilance en la matière. Comme le rappelle la Cour de cassation, l'employeur encourt des sanctions civiles. Il sera condamné à rétablir le salarié dans ses droits. Ce qui implique qu'il devra non seulement lui verser la rémunération correspondant à sa qualification mais éventuellement un rappel de salaire. Dans ce cas, il y a substitution de la rémunération la plus avantageuse. L'employeur ne peut utiliser cette différence de traitement pour diminuer la rémunération versée aux salariés (Cass. soc., 8 octobre 1996 : Sté Renault c/ Chevallier, D. 1996, IR p. 243 N° Lexbase : A3934AAX - Cass. soc., 29 juin 1999 : ADAPEI c/ Auffrère : n ° 97-41.567 N° Lexbase : A4754AG8). Même si l'arrêt n'y fait pas référence, l'employeur contrevenant encourt également des sanctions pénales. La discrimination est sanctionnée par 30 000 euros d'amende et 2 ans de prison.