[Jurisprudence] Travail dissimulé : le criminel ne tient pas toujours le civil en l'état...

par Gilles Auzero, Maître de conférences à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV

L'arrêt rendu par la Chambre sociale le 15 octobre 2002 revêt une importance considérable et il n'est dès lors pas surprenant qu'il soit appelé à avoir les honneurs du rapport de la Cour de cassation (P+B+R+I). Par cette décision, qui a pour centre de gravité l'article L. 324-11-1 du Code du travail (N° Lexbase : L6212AC3), la Cour de cassation apporte deux précisions d'importance. En premier lieu, la Chambre sociale vient affirmer que, dès lors qu'il n'y a pas de demande de sursis à statuer, "le paiement de l'indemnité forfaitaire prévue à l'article L. 324-11-1 du Code du travail n'est pas subordonné à l'existence d'une décision pénale préalable déclarant l'employeur coupable du délit de travail dissimulé". En second lieu, la Cour de cassation précise que cette indemnité forfaitaire ne peut être cumulée avec d'autres indemnités qui seraient dues au titre de la rupture de contrat de travail, seule l'indemnité la plus favorable devant être accordée au salarié.

Les faits de l'espèce étaient pour ainsi dire banaux : une salariée engagée dans le cadre d'un contrat à durée déterminée saisonnier, "démissionne" de son emploi, en reprochant à son employeur de ne pas avoir respecté son obligation contractuelle de paiement des heures supplémentaires. Elle saisit alors le conseil de prud'hommes pour obtenir le paiement de dommages-intérêts au titre de la rupture anticipée de son contrat à durée déterminée, ainsi que des rappels de rémunération et une indemnité en application de l'article L. 324-11-1 du Code du travail.

Si l'on ne connaît pas le sens de la décision de la juridiction prud'homale, il apparaît à tout le moins que la salariée avait obtenu satisfaction devant la cour d'appel, celle-ci ayant condamné l'employeur à lui payer des dommages-intérêts en application de l'article L.122-3-8 du Code du travail (N° Lexbase : L5457AC4) et l'indemnité forfaitaire prévue par l'article L. 324-11-1 du même code (N° Lexbase : L6212AC3). C'est la condamnation au paiement de cette dernière indemnité qui a motivé le pourvoi de l'employeur. En effet, selon la partie demanderesse, l'application de l'article L. 324-11-1 suppose que l'employeur ait été au préalable déclaré coupable du délit de travail dissimulé par la juridiction pénale, sur le fondement de l'article L. 324-10 du Code du travail (N° Lexbase : L6210ACY) qui définit cette infraction. L'auteur du pourvoi en déduisait que ne saurait par suite encourir la sanction de l'article L. 324-11-1, l'employeur qui n'est pas poursuivi pour travail dissimulé et dont la culpabilité de ce chef n'a pas été établie.

La Chambre sociale a considéré que ce moyen n'était pas fondé. Après avoir rappelé que le paiement de l'indemnité forfaitaire prévue à l'article L. 324-11-1 n'est pas subordonné à l'existence d'une décision pénale préalable, déclarant l'employeur coupable du délit de travail dissimulé, la Chambre sociale affirme que "dès lors qu'il ne résulte ni des énonciations de l'arrêt ni des pièces de la procédure qu'une demande de sursis à statuer ait été formée à raison de poursuites pénales engagées contre l'employeur du chef du délit de travail dissimulé, la cour d'appel, qui a constaté que la société avait volontairement dissimulé une partie du temps de travail de la salariée, a décidé à bon droit d'allouer à cette dernière l'indemnité forfaitaire prévue à l'article L. 324-11-1 du Code du travail".

Si l'arrêt d'appel est donc confirmé sur ce point, la cour d'appel est en revanche censurée sur un autre, après que la Cour de cassation ait relevé d'office un moyen. En effet, sous le visa de l'alinéa 1er de l'article L. 324-11-1 du Code du travail, la Chambre sociale affirme, pour la première fois à notre connaissance, que l'indemnité prévue par cette disposition ne peut être cumulée avec d'autres indemnités qui seraient dues au titre de la rupture du contrat de travail, seule l'indemnité la plus favorable devant être accordée au salarié.

En définitive, l'arrêt commenté, que l'on jugera particulièrement didactique, contient deux précisions fondamentales : l'une relative à l'application du principe "le criminel tient le civil en l'état", l'autre concernant le versement de l'indemnité forfaitaire prévue par l'article L. 324-11-1 du Code du travail.

1 - Précisions quant à l'application du principe : "le criminel tient le civil en l'état"

Aux termes de l'alinéa 1er de l'article L. 324-11-1 du Code du travail, " le salarié auquel un employeur a eu recours en violation des dispositions de l'article L. 324-10 a droit en cas de rupture de la relation de travail à une indemnité forfaitaire égale à six mois de salaire...". L'article L. 324-10 (N° Lexbase : L6210ACY) définissant les différentes formes de travail dissimulé, l'employeur estimait en l'espèce que seule une condamnation pénale au titre de cette disposition pouvait entraîner, de manière subséquente, le versement de l'indemnité prévue par l'article L. 324-11-1. Cette dernière disposition ne comportant aucune exigence de cette nature, ainsi que le rappelle la Cour de cassation, c'est en réalité le principe "le criminel tient le civil en l'état" qui était ici en cause.

La règle posée par cet adage (H. Roland et L. Boyer, Adages du droit français : Litec , 4ème éd., 1999, p. 124) est inscrite aujourd'hui à l'article 4 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L7015A4L), aux termes duquel : "L'action civile peut être aussi exercée séparément de l'action publique. Toutefois, il est sursis au jugement de cette action exercée devant la juridiction civile tant qu'il n'a pas été prononcé définitivement sur l'action publique lorsque celle-ci a été mise en mouvement".

Cette règle, qui n'est que le moyen du principe de l'autorité de la chose jugée au criminel sur le civil, oblige donc le juge civil à surseoir à statuer dans l'attente de la décision du juge répressif, lorsque la victime d'une infraction pénale a porté son action en réparation du dommage né de cette infraction devant le juge civil.

L'application de ce principe par le juge civil suppose toutefois la réunion de deux conditions : que l'action publique ait été effectivement mise en mouvement et que celle-ci et l'action en réparation civile soient relatives aux mêmes faits, ou encore, selon une jurisprudence extensive qui n'exige ni identité d'objet, ni identité de cause, et que la juridiction civile ait à connaître d'une même question que la juridiction pénale (S. Guinchard, J. Buisson : Procédure pénale, Litec, 2ème éd., 2002, § 977). Si la dernière condition était visiblement remplie en l'espèce, il n'apparaît pas de manière certaine qu'une action avait été effectivement intentée contre l'employeur devant la juridiction pénale, pour travail dissimulé. Toutefois, et quand bien même il en aurait été ainsi, le principe selon lequel "le criminel tient le civil en l'état" n'aurait pas plus été de nature à entraîner la censure de la cour d'appel sur ce point.

En effet, il est classiquement enseigné que le principe qui vient d'être énoncé est d'ordre public. Par suite, il s'en déduit que le juge civil doit, à peine de nullité de la procédure, surseoir à statuer d'office, que les parties ne peuvent y renoncer et qu'il ne peut être invoqué à toute hauteur de la procédure. Mais, et ainsi que le font remarquer des auteurs particulièrement autorisés, la jurisprudence ne paraît pas s'être engagée dans la voie du respect rigoureux de ce principe, puisqu'elle n'impose pas au juge civil l'obligation de le soulever d'office (S. Guinchard et J. Buisson, op. et loc. cit. Cass. 1ère civ., 28 avril 1982 : Bull. civ. I, n ° 152).

L'arrêt commenté démontre, et c'est là son intérêt majeur, que la Chambre sociale de la Cour de cassation entend s'inscrire dans cette voie. C'est ce qu'elle signifie en indiquant que "dès lors qu'il ne résulte ni des énonciations de l'arrêt ni des pièces de la procédure qu'une demande de sursis à statuer ait été formée à raison de poursuites pénales engagées contre l'employeur du chef du délit de travail dissimulé", la cour d'appel pouvait décider d'allouer à la salariée l'indemnité prévue par l'article L. 324-11-1 du Code du travail.

En d'autres termes, pour la Chambre sociale, le juge n'est pas tenu de surseoir à statuer dès lors qu'aucune demande en ce sens ne lui a été soumise. La solution est, on en conviendra, d'importance, surtout si la Chambre sociale a entendu lui donner effet au-delà du seul travail dissimulé. On peut néanmoins se demander s'il en ira ainsi lorsque, par exemple, un salarié poursuivi au pénal pour un vol ayant motivé son licenciement, saisira la juridiction prud'homale afin d'obtenir des dommages- intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.

En tout état de cause, et ainsi que le démontre l'arrêt commenté, dès lors que l'action publique n'a pas été mise en mouvement ou qu'aucune demande de sursis à statuer n'a été soumise au juge civil, celui-ci ne subit aucune entrave et dispose, quant au fond, d'une entière liberté d'appréciation. En conséquence, et pour en revenir à l'espèce qui nous intéresse, la cour d'appel pouvait, après avoir constaté que la société avait volontairement dissimulé une partie du temps de travail de la salariée, décider d'allouer à celle-ci l'indemnité forfaitaire prévue à l'article L. 324-11-1 du Code du travail. Toutefois, seule cette indemnité pouvait lui être attribuée, à l'exclusion de tout autre.

2 - Précisions quant au versement de l'indemnité forfaitaire prévue par l'article L. 324-11-1 du Code du travail

Ainsi que nous l'énoncions plus haut, l'article L. 324-11-1 du Code du travail dispose que lorsque l'employeur a eu recours à un salarié en violation des dispositions de l'article L. 324-10, celui-ci a droit à une indemnité forfaitaire égale à six mois de salaire. Toutefois, l'article L. 324-11-1 rajoute qu'il en va ainsi " à moins que l'application d'autres règles légales ou de stipulations conventionnelles ne conduise à une solution plus favorable".

La Cour de cassation en déduit que l'indemnité forfaitaire instituée par ce texte ne se cumule pas avec les autres indemnités auxquelles le salarié pourrait prétendre au titre de la rupture de son contrat de travail, seule l'indemnisation la plus favorable devant lui être accordée.

Cette solution est difficilement contestable, étant entendu que l'argument de texte semble ici imparable. On pourrait certes avancer que l'indemnité de l'article L. 324-11-1 vise à sanctionner la méconnaissance par l'employeur des dispositions interdisant le recours au travail dissimulé et n'a pas pour objet de réparer le dommage subi par le salarié suite à la perte de son emploi. Mais cette assertion ne change rien au fait que le texte n'accorde cette indemnité forfaitaire que dans la mesure où des dispositions légales ou conventionnelles ne conduisent pas à une "solution" (et non une indemnité) plus favorable. En d'autres termes, la décision rendue par la Cour de cassation le 15 octobre 2002 impose en quelque sorte au juge d'opérer une "pesée" des indemnités auxquelles peut prétendre le salarié, pour ne lui accorder que la plus élevée. On peut toutefois se demander s'il en irait ainsi en présence d'une stipulation conventionnelle prévoyant expressément le cumul de l'indemnité forfaitaire de l'article L. 324-11-1 et des indemnités dues en cas de rupture du contrat de travail.

En outre, rien n'interdit au salarié de prétendre au paiement des heures de travail réellement effectuées et non rémunérées par l'employeur.

On remarquera pour finir que la Cour de cassation a entendu donner une portée générale à la solution retenue sur ce point, en visant les indemnités auxquelles le salarié peut prétendre "au titre de la rupture de son contrat de travail ". Se trouvent ainsi visées non seulement la rupture anticipée d'un contrat de travail à durée déterminée, comme en l'espèce, mais également la rupture d'un contrat à durée indéterminée, qu'elle soit la conséquence d'un licenciement ou d'une démission.