CEDH, 21-11-2006, Req. 34503/97, DEMYR ET BAYKARA c/ TURQUIE



DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE DEMÝR ET BAYKARA c. TURQUIE

(Requête n° 34503/97)

ARRÊT

STRASBOURG

21 novembre 2006

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l'affaire Demir et Baykara c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. J.-P. COSTA, président,

I. CABRAL BARRETO,

R. TÜRMEN,

M. UGREKHELIDZE,

Mmes A. MULARONI,

E. FURA-SANDSTRÖM,

M. D. POPOVIC, juges,

et de Mme S. DOLLE, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 24 octobre 2006,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (n° 34503/97) dirigée contre la République de Turquie et dont deux ressortissants de cet Etat, M. Kemal Demir et Mme Vicdan Baykara, celle-ci en sa qualité de la présidente du syndicat Tüm Bel Sen (" les requérants "), avaient saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (" la Commission ") le 8 octobre 1996 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (" la Convention ").

2. Les requérants sont représentés par Me Ayhan Kýzýlöz, avocat à Ýstanbul. Le gouvernement turc (" le Gouvernement ") est représenté par son agent.

3. Les requérants alléguaient que les instances nationales leur avaient méconnu le droit de fonder des syndicats d'une part et, d'autre part, de conclure des conventions collectives, contrairement à l'article 11 de la Convention, combiné avec son article 14.

4. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole n° 11).

5. La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.

6. Par une décision du 23 septembre 2004, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable.

7. Les requérants et le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement).

8. Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

EN FAIT

9. Les requérants, Kemal Demir et Vicdan Baykara, sont nés respectivement en 1951 et 1958 et résident respectivement à Gaziantep et à Ýstanbul. Le premier requérant était membre du syndicat Tüm Bel Sen, la deuxième en était la présidente.

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

10. Le syndicat Tüm Bel Sen fut fondé en 1990 par des fonctionnaires de diverses communes, soumis à la loi n° 657 sur les fonctionnaires de l'Etat. Selon l'article 2 de son statut, il se fixe pour objectif de promouvoir un syndicalisme démocratique au service des aspirations et des revendications des personnes qu'il regroupe. Son siège se trouve à Ýstanbul.

11. Le 27 février 1993, Tüm Bel Sen conclut avec la commune de Gaziantep, pour une durée de deux ans, une convention collective qui prit effet le 1er janvier 1993. Cette convention concernait tous les aspects des conditions de travail dans les services de la municipalité de Gaziantep, y compris les salaires, les allocations et les services d'action sociale.

12. La commune de Gaziantep n'ayant pas rempli certaines de ses obligations, notamment financières, découlant de la convention collective, le premier requérant, en tant que représentant du syndicat, forma le 18 juin 1993 une action civile devant le tribunal de grande instance de Gaziantep (" le tribunal de grande instance ").

13. Par un jugement du 22 juin 1994, le tribunal de grande instance donna gain de cause à Tüm Bel Sen. La commune de Gaziantep se pourvut en cassation.

14. Par un arrêt du 13 décembre 1994, la Cour de cassation infirma le jugement de première instance. Elle considéra que, nonobstant le fait qu'il n'y avait pas d'obstacle juridique à la fondation de syndicats par des fonctionnaires de l'Etat, ceux-ci n'étaient pas autorisés à conclure des conventions collectives en l'état actuel du droit positif.

15. Par un jugement du 28 mars 1995, le tribunal de grande instance maintint son jugement initial au motif que, malgré l'absence de dispositions expresses dans la loi nationale reconnaissant aux syndicats fondés par des fonctionnaires le droit de conclure des conventions collectives, la lacune devait être comblée à la lumière des traités internationaux, tels que la convention de l'Organisation internationale du travail, déjà ratifiée par la Turquie.

16. Par un arrêt du 6 décembre 1995, la Cour de cassation infirma le jugement de première instance. Elle précisa que, à l'époque où le syndicat avait été fondé, les dispositions de la législation en vigueur n'autorisaient pas les fonctionnaires à fonder des syndicats. Le syndicat Tüm Bel Sen ne pouvait s'appuyer sur les conventions internationales de travail régissant cette matière, celles-ci n'étant pas d'application directe en droit interne et le législateur n'en ayant pas encore promulgué les lois d'application. La Cour de cassation conclut que le syndicat était dépourvu de personnalité juridique et qu'il n'était pas habilité à conclure une convention collective.

17. Le recours en rectification formé par les représentants du syndicat fut rejeté par la Cour de cassation le 10 avril 1996.

18. Après le contrôle exercé par la Cour des comptes sur la comptabilité de la municipalité de Gaziantep, l'Etat demanda aux membres du syndicat Tum Bel Sen le remboursement du surplus de revenus qu'ils auraient perçus, en application de la convention collective annulée.

II. LE DROIT INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENT

19. La Constitution

Article 51

(À l'époque des faits)

" Les travailleurs et les employeurs ont le droit de fonder des syndicats et des unions syndicales sans autorisation préalable dans le but de sauvegarder et d'élargir leurs droits et intérêts économiques et sociaux dans le cadre de leurs relations de travail.

Pour pouvoir fonder un syndicat ou une union syndicale, il suffit de remettre à l'autorité compétente désignée par la loi les informations et documents requis en vertu de la loi. Si elle constate l'illégalité de ces informations et documents, l'autorité compétente s'adresse au tribunal en vue d'obtenir la suspension des activités ou la fermeture du syndicat ou de l'union syndicale.

L'adhésion aux syndicats et la démission des syndicats sont libres.

Nul ne peut être contraint de devenir membre, de demeurer membre ou de démissionner d'un syndicat.

Les travailleurs et les employeurs ne peuvent être membres de plus d'un syndicat à la fois.

La possibilité de travailler en un lieu quelconque ne peut pas être subordonnée à la qualité de membre d'un syndicat de travailleurs ou à l'absence de cette qualité.

Pour pouvoir exercer des fonctions dirigeantes dans les syndicats ou dans les unions syndicales de travailleurs, il faut avoir travaillé effectivement comme ouvrier pendant dix ans au moins.

Les statuts, l'administration et le fonctionnement des syndicats et des unions syndicales ne peuvent être contraires aux caractéristiques de la République et aux principes démocratiques définis par la Constitution. "

Article 51

(Tel que modifié par la loi n° 4709 du 3 octobre 2001)

" Les travailleurs et les employeurs ont le droit de fonder des syndicats et des unions syndicales sans autorisation préalable dans le but de sauvegarder et de développer les droits et intérêts économiques et sociaux de leurs membres dans le cadre de leurs relations de travail, ainsi que d'y adhérer et de s'en retirer librement. Nul ne peut être contraint de devenir membre ou de démissionner d'un syndicat.

Le droit de fonder un syndicat ne peut être limité qu'en vertu de la loi et pour des raisons de sécurité nationale ou d'ordre public, ou dans le but d'empêcher la commission d'un délit, de préserver la santé publique ou les bonnes mœurs, ou de protéger les droits et libertés d'autrui.

Les formes, conditions et procédures applicables à l'exercice du droit de fonder un syndicat sont fixées par la loi.

Il n'est pas permis d'être membre de plusieurs syndicats à la fois au sein d'un même secteur d'activité.

L'étendue des droits des agents publics n'ayant pas la qualité d'ouvrier dans ce domaine, ainsi que les exceptions et limitations qui leur sont applicables, sont fixées par la loi d'une manière appropriée à la nature des services dont ils sont chargés.

Les statuts, l'administration et le fonctionnement des syndicats et des unions syndicales ne peuvent être contraires aux caractéristiques fondamentales de la République ni aux principes démocratiques. "

Article 53

(À l'époque des faits)

" Les travailleurs et les employeurs ont dans leurs rapports mutuels le droit de conclure des conventions collectives de travail en vue de réglementer leur situation économique et sociale et leurs conditions de travail.

La loi détermine le mode de conclusion des conventions collectives de travail.

On ne peut conclure ni appliquer plus d'une convention collective de travail dans un même lieu de travail au cours d'une même période. "

Article 53

(Tel que modifié par la loi n° 4121 du 23 juillet 1995)

" Les travailleurs et les employeurs ont dans leurs rapports mutuels le droit de conclure des conventions collectives de travail en vue de réglementer leur situation économique et sociale et leurs conditions de travail.

La loi détermine le mode de conclusion des conventions collectives de travail.

Les syndicats et les unions syndicales que les agents publics visés à l'alinéa premier de l'article 128 seront autorisés à fonder entre eux, et qui ne sont pas soumis aux dispositions des alinéas premier et deux du présent article, ni à celles de l'article 54, peuvent ester en justice et engager des négociations collectives avec l'administration conformément à leurs objectifs au nom de leurs membres. Si les négociations collectives débouchent sur un accord, le texte de celui-ci est signé par les parties. Le texte de l'accord est soumis à l'appréciation du Conseil des ministres pour pouvoir être mis en œuvre sur les plans légal et administratif. Si les négociations collectives ne débouchent pas sur la signature d'un accord, les parties signent un procès-verbal précisant les points d'accord et de désaccord, et celui-ci est soumis à l'appréciation du Conseil des ministres. La loi détermine les procédures relatives à l'exécution du présent alinéa.

On ne peut conclure ni appliquer plus d'une convention collective de travail dans un même lieu de travail au cours d'une même période. "

Article 128

" Les fonctions essentielles, permanentes et durables requises par les services publics que l'Etat, les entreprises économiques publiques et les autres personnes morales publiques sont tenus de fournir, conformément aux principes généraux de l'administration, sont exercées par les fonctionnaires et autres agents publics.

La loi réglemente les qualifications, la nomination, les fonctions et attributions, les droits et obligations et les traitements et indemnités des fonctionnaires et autres agents publics, ainsi que les autres questions se rapportant à leur statut.

La loi détermine spécialement les règles et modalités de formation des fonctionnaires supérieurs. "

20. La loi n° 657 sur les fonctionnaires de l'État

L'article 22 de la loi n° 657 du 14 juillet 1965 disposait que les fonctionnaires étaient autorisés à fonder des syndicats et des organisations professionnelles et à y adhérer selon les modalités des lois spéciales. Selon le deuxième alinéa de cet article, ces organisations professionnelles étaient autorisées à défendre les intérêts de leurs membres devant les autorités compétentes. L'article a été abrogé par l'article 5 du décret-loi n° 2 du 23 décembre 1972. En vertu de l'article 1 de la loi n° 4275 du 12 juin 1997, il est de nouveau entré en vigueur. Il est ainsi libellé :

" Les fonctionnaires de l'État sont autorisés à fonder des syndicats et des associations de syndicats et à y adhérer. "

21. La Convention n° 87 (de l'Organisation Internationale de Travail - " OIT ")

L'article 2 de la Convention n° 87 sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical, 1948, se lit comme suit :

" Les travailleurs et les employeurs, sans distinction d'aucune sorte, ont le droit, sans autorisation préalable, de constituer des organisations de leur choix, ainsi que le droit de s'affilier à ces organisations, à la seule condition de se conformer aux statuts de ces dernières. "

22. La Convention n° 98 (de l'OIT)

Les articles pertinents de la Convention n° 98 concernant l'application des principes du droit d'organisation et de négociation collective, 1949, se lisent ainsi :

Article 4

" Des mesures appropriées aux conditions nationales doivent, si nécessaire, être prises pour encourager et promouvoir le développement et l'utilisation les plus larges de procédures de négociation volontaire de conventions collectives entre les employeurs et les organisations d'employeurs d'une part, et les organisations de travailleurs d'autre part, en vue de régler par ce moyen les conditions d'emploi. "

Article 5

" 1. La mesure dans laquelle les garanties prévues par la présente convention s'appliqueront aux forces armées ou à la police sera déterminée par la législation nationale.

2. Conformément aux principes établis par le paragraphe 8 de l'article 19 de la Constitution de l'Organisation internationale du Travail, la ratification de cette convention par un Membre ne devra pas être considérée comme affectant toute loi, toute sentence, toute coutume ou tout accord déjà existants qui accordent aux membres des forces armées et de la police des garanties prévues par la présente convention. "

Article 6

" La présente convention ne traite pas de la situation des fonctionnaires publics et ne pourra, en aucune manière, être interprétée comme portant préjudice à leurs droits ou à leur statut. "

23. La Charte sociale européenne (révisée)

Article 5 - Droit syndical

" En vue de garantir ou de promouvoir la liberté pour les travailleurs et les employeurs de constituer des organisations locales, nationales ou internationales, pour la protection de leurs intérêts économiques et sociaux et d'adhérer à ces organisations, les Parties contractantes s'engagent à ce que la législation nationale ne porte pas atteinte, ni ne soit appliquée de manière à porter atteinte à cette liberté. La mesure dans laquelle les garanties prévues au présent article s'appliqueront à la police sera déterminée par la législation ou la réglementation nationale. Le principe de l'application de ces garanties aux membres des forces armées et la mesure dans laquelle elles s'appliqueraient à cette catégorie de personnes sont également déterminés par la législation ou la réglementation nationale. "

Article 6 - Droit de négociation collective

" En vue d'assurer l'exercice effectif du droit de négociation collective, les Parties contractantes s'engagent:

1. à favoriser la consultation paritaire entre travailleurs et employeurs;

2. à promouvoir, lorsque cela est nécessaire et utile, l'institution de procédures de négociation volontaire entre les employeurs ou les organisations d'employeurs, d'une part, et les organisations de travailleurs, d'autre part, en vue de régler les conditions d'emploi par des conventions collectives;

3. à favoriser l'institution et l'utilisation de procédures appropriées de conciliation et d'arbitrage volontaire pour le règlement des conflits du travail;

et reconnaissent:

4. le droit des travailleurs et des employeurs à des actions collectives en cas de conflits d'intérêt, y compris le droit de grève, sous réserve des obligations qui pourraient résulter des conventions collectives en vigueur. "

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 11 DE LA CONVENTION

24. Les requérants se plaignent que les instances nationales ont méconnu leur droit de fonder des syndicats, ainsi que leur droit de conclure des conventions collectives. Ils invoquent l'article 11 de la Convention, combiné avec son article 14.

L'article 11 est libellé comme suit :

" 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d'association, y compris le droit de fonder avec d'autres des syndicats et de s'affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

2. L'exercice de ces droits ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. Le présent article n'interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l'exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l'administration de l'Etat. "

L'article 14 est rédigé en ces termes :

" La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. "

A. Arguments des parties

25. Les requérants font observer que les membres du syndicat Tüm Bel Sen ont été forcés de rembourser les augmentations de salaire qui avaient été accordées par la convention collective, conclue par leur syndicat avec la municipalité de Gaziantep, à la suite des décisions judiciaires déclarant cette convention nulle et non avenue. Ils soutiennent en outre que, même après les modifications apportées à la législation, les fonctionnaires peuvent fonder leurs syndicats, mais n'ont pas le droit de mener des négociations collectives, contrairement aux ouvriers, qui disposent du droit aux négociations collectives et du droit à la grève. Ils pourraient mener, sous l'étroite surveillance des divers organes étatiques, des pourparlers collectifs. Ceux-ci ne sont pas assimilables aux négociations collectives, puisqu'ils sont menés au niveau national pour tous les fonctionnaires d'un secteur et que c'est le conseil des ministres qui prend la décision finale.

26. Le Gouvernement fait observer que, à la suite de l'amendement le 12 juin 1997 de l'article 22 de la loi n° 657 sur les fonctionnaires, ceux-ci sont désormais autorisés à fonder des syndicats et à y adhérer. Toutefois, à l'époque des faits, les fonctionnaires n'étaient pas expressément habilités à fonder des syndicats et les restrictions auraient dû être considérées comme prévues par la loi.

27. Pour ce qui est du droit de conclure des conventions collectives, le Gouvernement avance que l'article 11 de la Convention ne garantit pas un tel droit. A l'appui de son argumentation, il se réfère aux arrêts Syndicat suédois des conducteurs de locomotives c. Suède (arrêt du 6 février 1976, série A n° 20) et Syndicat national de la police belge c. Belgique (arrêt du 27 octobre 1975, série A n° 19).

B. Appréciation de la Cour

1. Droit des fonctionnaires de la municipalité de mener des activités syndicales

28. La Cour a déjà considéré qu'il n'avait pas été démontré devant elle que l'interdiction absolue de fonder des syndicats qu'imposait le droit turc, tel qu'il était appliqué à l'époque des faits, aux fonctionnaires et aux agents contractuels travaillant dans le secteur public, correspondait à un " besoin social impérieux ". Le seul fait que " la législation ne prévoyait pas une telle possibilité " ne saurait suffire à justifier une mesure aussi radicale que la dissolution d'un syndicat (Tüm Haber Sen et Çýnar c. Turquie, n° 28602/95, §§ 36-39, CEDH 2006-...). Tel était aussi le cas en l'espèce.

29. Par conséquent, et en l'absence d'éléments concrets propres à démontrer que les activités du syndicat Tüm Bel Sen représentaient une menace pour la société ou l'Etat, la Cour estime que, par le refus de reconnaître la personnalité juridique du syndicat des requérants, l'Etat défendeur a manqué, à l'époque des faits, à son obligation de garantir la jouissance des droits consacrés par l'article 11 de la Convention.

2. L'annulation de la convention collective conclue et appliquée depuis deux ans entre le syndicat requérant et l'administration

a. Sur l'existence d'une ingérence

30. Selon la jurisprudence établie, l'article 11 de la Convention protège les intérêts professionnels des adhérents d'un syndicat par l'action collective de celui-ci, action dont les États contractants doivent à la fois autoriser et rendre possibles la conduite et le développement (arrêt Syndicat national de la police belge c. Belgique, précité, § 39, Syndicat suédois des conducteurs de locomotives c. Suède, précité, § 40, et Schmidt et Dahlström c. Suède, arrêt du 6 février 1976, série A n° 21, § 36).

31. Le paragraphe 1 de l'article 11 garantit aux membres d'un syndicat, en vue de la défense de leurs intérêts, que leur syndicat soit entendu, mais laisse à chaque État le choix des moyens à employer à cette fin. Ce qu'exige la Convention, c'est que la législation permette aux syndicats, selon des modalités non contraires à l'article 11, de lutter pour défendre les intérêts de leurs membres (Syndicat national de la police belge, précité, § 39, Syndicat suédois des conducteurs de locomotives, précité, § 40, et Schmidt et Dahlström, précité, § 36).

32. On ne saurait perdre de vue que, si l'article 11 a pour objectif essentiel de protéger l'individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics dans l'exercice des droits qu'il consacre, il peut impliquer en outre l'obligation positive d'assurer la jouissance effective de ces droits. La responsabilité d'un Etat contractant serait engagée si les faits incriminés résultaient d'un manquement de sa part à garantir aux requérants, en droit interne, la jouissance des droits consacrés par l'article 11 de la Convention (Wilson & Union nationale des journalistes et autres c. Royaume-Uni, n°s 30668/96, 30671/96 et 30678/96, § 41, CEDH 2002-V, et Gustafsson c. Suède, arrêt du 25 avril 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-II, pp. 652-653, § 45).

33. La Cour a estimé, dans un premier temps, que l'article 11 n'assurait pas un traitement particulier à un syndicat et, en particulier, ne lui garantissait pas le droit de conclure une convention collective (arrêt Syndicat suédois des conducteurs de locomotives, précité, § 39). Par ailleurs, ce droit ne constituait nullement un élément nécessairement inhérent à un droit garanti par la Convention (Schmidt et Dahlström, précité, § 34).

34. Plus tard, la Cour a considéré dans l'affaire Wilson & Union nationale des journalistes et autres que même si la négociation collective n'était pas indispensable à une jouissance effective de la liberté syndicale, elle pouvait être l'un des moyens par lesquels les syndicats pouvaient être mis en mesure de protéger les intérêts de leurs affiliés. Le syndicat devait être libre, d'une manière ou d'une autre, de chercher à persuader l'employeur d'écouter ce qu'il avait à dire au nom de ses membres (arrêt précité, § 44).

35. La Cour estime que sa jurisprudence n'exclut pas que le droit de conclure une convention collective puisse constituer, dans les circonstances particulières d'une affaire, l'un des moyens principaux, voire le moyen principal, pour les membres d'un syndicat de protéger leurs intérêts. Elle relève à cet égard que le lien organique entre la liberté syndicale et la liberté de conclure des négociations collectives, a été constaté par le comité d'experts indépendants de la Charte sociale, selon l'avis duquel lorsqu'un Etat contractant ne respecte pas entièrement le droit de s'organiser des travailleurs, en conformité avec l'article 5 de la Charte sociale, il ne peut respecter non plus le droit aux négociations collectives garanti par l'article 6 de la même Charte (Conclusions XIV-1, p. 419 [Ireland], ibid. p. 179 [Danemark] et p. 530 [Malta] ; la Turquie n'a pas encore accepté d'appliquer les articles 5 et 6 de la Charte sociale).

36. A la lumière de ces principes, la Cour estime que, dans la présente affaire, plusieurs arguments militaient, à l'époque des faits, en faveur d'une interprétation selon laquelle le maintien de la convention collective en cause constituait une partie inséparable de la liberté d'association des requérants.

37. D'abord, le syndicat Tüm Bel Sen a persuadé l'employeur, la municipalité de Gaziantep, d'engager une négociation collective sur les questions dont il estimait qu'elles étaient importantes pour les intérêts de ses membres et de parvenir à un accord afin de déterminer leurs obligations et devoirs réciproques.

38. Ensuite, à l'issue de ces négociations, une convention collective a été conclue entre l'employeur et le syndicat Tüm Bel Sen. Tous les droits et les obligations des membres de celui-ci ont été prévus et protégés dans le cadre de ce texte.

39. Par ailleurs, cette convention collective a été mise en application. Pendant deux ans, à l'exception de certaines dispositions financières qui faisaient l'objet de litige entre les parties, la convention collective en cause a régi toutes les relations de travail au sein de la municipalité de Gaziantep.

40. Par conséquent, la Cour ne peut que constater que la convention collective déjà conclue en l'espèce par les requérants avec l'employeur, constituait pour le syndicat Tüm Bel Sen le moyen principal, si non unique, pour promouvoir et assurer les intérêts de ses membres. Il s'ensuit que l'annulation de la convention collective conclue et appliquée depuis deux ans entre l'administration et le syndicat requérant constituait une ingérence dans la liberté d'association des requérants au sens de l'article 11 de la Convention.

b. Sur la justification de l'ingérence

41. Pareille ingérence enfreint l'article 11, sauf si elle était " prévue par la loi ", dirigée vers un ou des buts légitimes et " nécessaire, dans une société démocratique ", pour les atteindre.

42. La Cour relève que l'ingérence litigieuse était conforme à la loi nationale telle qu'interprétée par les chambres civiles réunies de la Cour de cassation. La Cour peut aussi accepter que la mesure en question, dans la mesure où elle visait à empêcher une disparité entre la loi et la pratique, poursuivait un but légitime, dont l'ordre public.

43. Quant à la nécessité d'une telle ingérence dans une société démocratique, la Cour rappelle que seules des raisons convaincantes et impératives peuvent justifier des restrictions à la liberté d'association.

44. La Cour relève qu'à l'époque des faits, les requérants étaient de bonne foi lorsqu'ils ont choisi, comme action collective en vue de la défense de leurs intérêts au sens de l'article 11, la voie de conclure une convention collective, puisque la Turquie avait déjà ratifié la Convention internationale du Travail n° 98, laquelle reconnaît à tous les travailleurs le droit de mener des négociations collectives et de conclure des conventions collectives. L'article 6 de la Convention n° 98 ne prévoit d'exceptions que pour les " fonctionnaires publics ", c'est-à-dire, selon l'interprétation du Comite des experts de l'OIT, pour les fonctionnaires engagés dans le noyau dur de l'administration .

45. En fait, il n'est ni allégué ni démontré par le Gouvernement que les employés de la municipalité de Gaziantep, membres du syndicat Tüm Bel Sen, avaient une telle qualification les excluant du champ de la convention collective. Si la Cour de cassation turque a estimé qu'elle ne pouvait appliquer ces dispositions à la présente affaire, c'est au motif que le législateur turc ne s'était, à l'époque des faits, pas encore penché sur la mise en application de la Convention n° 98. La Cour ne saurait admettre que le moyen tiré d'une lacune dans la loi - causée par le retard du législateur - puisse, à lui seul, rendre l'annulation d'une convention collective, appliquée depuis deux ans, conforme aux conditions dans lesquelles la liberté d'association peut être restreinte.

46. La Cour considère que, à la suite de l'arrêt de cassation concerné, l'Etat défendeur, en considérant rétroactivement comme nulle la convention collective conclue près de trois ans auparavant et qui avait été appliquée, a injustement manqué à son obligation de garantir la jouissance des droits consacrés par l'article 11 de la Convention. Ce manquement emporte violation de l'article 11, tant à l'égard du syndicat Tüm Bel Sen qu'à l'égard des individus requérants.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 14 DE LA CONVENTION

47. Les requérants soutiennent que les restrictions apportées à leurs libertés de fonder des syndicats et de conclure des conventions collectives établissent une distinction discriminatoire au sens de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 11.

48. Eu égard toutefois à ses conclusions sur le terrain de l'article 11, la Cour ne juge pas nécessaire d'examiner ce grief séparément.

III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

49. Aux termes de l'article 41 de la Convention,

" Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. "

A. Dommage

50. Le requérant Kemal Demir estime son préjudice matériel à 551 euros (EUR), notamment en raison de la perte d'augmentation de salaire sur treize ans à la suite de l'annulation de la convention collective. Quant à son dommage moral, il l'évalue, eu égard à la déception d'être privé des moyens de réclamer ses droits, à 14 880 EUR.

La requérante Vicdan Baykara réclame, au nom du syndicat qu'elle représente et de ses membres, une compensation pour dommage moral s'élevant à 148 810 EUR. Elle y inclut aussi les pertes éventuelles du syndicat qui ne pouvait plus percevoir des cotisations plus élevées, en raison de sa capacité d'action réduite.

51. Le Gouvernement conteste ces réclamations et estime qu'elles tendent à causer un enrichissement sans cause.

52. Quant à la demande au titre du dommage matériel présentée par le requérant Kemal Demir, la Cour relève qu'il s'agit d'une demande dont le chiffrage n'est pas appuyé par des justificatifs. Elle estime néanmoins que la somme dont le requérant a dû rembourser à l'Etat suite à l'annulation de la convention collective en cause doit lui être rendue. Statuant en équité, la Cour accorde au requérant Kemal Demir 500 EUR pour tous dommages confondus.

53. Quant à la demande au titre du dommage moral formulée par la requérant Vicdan Baykara au nom du syndicat requérant, la Cour observe qu'à l'époque des faits, le syndicat Tüm Bel Sen représentait le mouvement syndical principal dans les services de la municipalité de la ville de Gaziantep. Sa dissolution ainsi que l'annulation de la convention collective qu'il avait conclut avec l'employeur, ont dû causer de profonds sentiments de frustration au chef de ses membres puisqu'elles les ont privés de leur unique, sinon principal, moyen de formuler leurs revendications.

Statuant en équité, la Cour accorde la somme de 20 000 EUR au titre du préjudice moral, aux membres du syndicat Tum Bel Sen. Cette somme sera versée à la requérante Vicdan Baykara, qui représente le syndicat et qui sera chargée de la mettre à la disposition de ses membres.

B. Frais et dépens

54. Les requérants n'ont présenté aucune demande sous ce titre. La Cour estime donc qu'il n'y a pas lieu d'octroyer de somme en la matière.

C. Intérêts moratoires

55. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l'UNANIMITÉ,

1. Dit qu'il y a eu violation de l'article 11 de la Convention dans la mesure où les juridictions nationales ont refusé de reconnaître la personnalité juridique du syndicat des requérants et où elles ont considéré comme nulle la convention collective conclue par le syndicat avec son employeur ;

2. Dit qu'il n'est pas nécessaire d'examiner séparément les griefs tirés de l'article 14 de la Convention ;

3. Dit :

a) que l'Etat défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement :

i. à Mme Vicdan Baykara, représentant le syndicat, 20 000 EUR (vingt milles euros) pour dommage moral, à être transférés par celle-ci aux membres du syndicat Tüm Bel Sen ;

ii. 500 EUR (cinq cents euros) à M. Kemal Demir pour tous dommages confondus ;

iii. tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur lesdites sommes ;

b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 novembre 2006 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

S. DOLLE, Greffière

J.-P. COSTA, Président


Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé de l'opinion concordante de M. Türmen, Mme Fura-Sandström et M. Popoviæ.


OPINION CONCORDANTE DE M. TÜRMEN, Mme FURA-SANDSTRÖM ET M. POPOVIÆ, JUGES

(Traduction)

Avec la majorité, nous avons voté en faveur d'un constat de violation de l'article 11.

Si, globalement, nous approuvons le raisonnement exposé dans l'arrêt, nous aurions néanmoins préféré une approche plus large du droit des fonctionnaires de fonder des syndicats et d'adhérer à des syndicats en vertu de l'article 11, et du droit de négociation collective.

Deux questions de principe distinctes sont en jeu dans cette affaire. La première est le point de savoir si le droit reconnu par l'article 11 de fonder un syndicat et d'adhérer à un syndicat englobe également une obligation de négocier en vue de l'éventuelle conclusion d'un accord. La seconde question est de savoir si au regard de l'article 11 les fonctionnaires jouissent dans la même mesure que les autres salariés de droits syndicaux, notamment du droit de négociation collective.

1. Le droit de négociation collective implique une obligation de négocier en vue de l'éventuelle conclusion d'un accord. Il n'y a toutefois aucune obligation d'aboutir à un accord, les négociations pouvant échouer et être suivies d'actions de grève ou d'autres actions collectives.

Selon les conventions n°s 87, 98 et 154 de l'OIT sur la liberté syndicale et le droit de négociation collective, la régulation des conditions de travail doit être développée par des syndicats libres et des employeurs libres, dans le cadre de négociations libres. Lesdites conventions font obligation à l'Etat de ne pas s'immiscer dans ce processus.

Intitulé " Droit de négociation collective ", l'article 6 de la Charte sociale européenne énonce qu' " en vue d'assurer l'exercice effectif du droit de négociation collective ", les parties contractantes s'engagent à promouvoir l'institution de procédures de négociation volontaire " entre les employeurs ou les organisations d'employeurs, d'une part, et les organisations de travailleurs, d'autre part, en vue de régler les conditions d'emploi par des conventions collectives ".

En 1995, le comité d'experts indépendants créé en vertu de l'article 25 de la Charte sociale observa que le fait d' " empiéter sur le droit de négociation collective, qui est une prérogative syndicale essentielle, est de nature à porter atteinte à l'essence même de la liberté syndicale ".

En son article 28, la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne mentionne expressément le " droit de négocier et de conclure des conventions collectives ".

Les dispositions susmentionnées révèlent une pratique bien établie consistant à considérer la négociation collective comme un droit, et donc à imposer aux parties l'obligation de mener des négociations. En ce qui concerne l'Etat, non seulement il est tenu de ne pas entraver les négociations mais il est aussi soumis à l'obligation positive de favoriser celles-ci.

La jurisprudence de la Cour témoigne d'une attitude extrêmement prudente à l'égard du droit de négociation collective. La Cour a en effet estimé que l'article 11 n'englobe pas le droit pour un syndicat d'être reconnu aux fins de négociations collectives (Syndicat national de la police belge c. Belgique, arrêt du 27 octobre 1975, série A n° 19). Cette disposition n'implique pas non plus une obligation particulière pour l'employeur de passer des conventions collectives avec les syndicats (Syndicat suédois des conducteurs de locomotives c. Suède, arrêt du 6 février 1976, série A n° 20). Par ailleurs, la Cour a indiqué que l'article 11 laisse à chaque Etat la liberté de choix quant aux moyens à employer pour protéger les intérêts des adhérents d'un syndicat, et a souligné que si les conventions collectives figurent parmi ces moyens, il en existe d'autres (Schettini et autres c. Italie (déc.), n° 29529/95, 9 novembre 2000). Dans sa jurisprudence récente, la Cour a renforcé l'importance des conventions collectives tout en conservant son approche générale. Dans l'affaire Syndicat suédois des employés des transports c. Suède ((déc.), n° 53507/99, CEDH 2004-XII (extraits)), la Cour dit que " la négociation collective et les conventions collectives comptent certainement parmi les moyens les plus importants permettant aux syndicats d'assurer la protection des intérêts de leurs membres ".

L'arrêt rendu dans l'affaire Wilson & Union nationale des journalistes et autres c. Royaume-Uni (n°s 30668/96, 30671/96 et 30678/96, CEDH 2002-V) est particulièrement intéressant. Au paragraphe 46 de celui-ci, la Cour observe en effet ce qui suit : " (...) il est de l'essence du droit des salariés d'adhérer à un syndicat pour la protection de leurs intérêts, qu'ils soient libres de demander ou de permettre à leur syndicat de communiquer des revendications à leur employeur ou d'entreprendre en leur nom des actions pour protéger leurs intérêts. Si les salariés ne disposent pas de ces possibilités, leur liberté d'adhérer à un syndicat pour la protection de leurs intérêts devient illusoire ".

Le droit de fonder un syndicat et d'adhérer à un syndicat est très étroitement lié au droit de négociation collective et au droit de grève. Le principal objet du droit de fonder un syndicat et d'adhérer à un syndicat est, comme l'indique l'article 11, la protection des intérêts des salariés. Toutefois, pareille protection ne saurait être pleine et effective sans le droit de négociation collective et le droit de grève. Les " autres " moyens mentionnés dans un certain nombre d'arrêts de la Cour, comme les manifestations, ne peuvent être qu'un moyen accessoire et ne sauraient aboutir au même résultat. Le lien organique entre, d'une part, le droit de fonder un syndicat et d'adhérer à un syndicat, et, d'autre part, le droit de négociation collective, est encore plus fort lorsque c'est l'Etat qui est l'employeur. Dans cette situation où aucun intérêt privé n'est en jeu, il incombe à l'Etat de tenir compte aussi de l'intérêt des adhérents du syndicat.

Nous aurions souhaité que le raisonnement tenu dans le présent arrêt fût libellé de manière à refléter le lien étroit qui existe entre le droit de fonder un syndicat et celui d'y adhérer, d'une part, et le droit de négociation collective, d'autre part, ce qui eût été conforme à la pratique suivie dans le domaine du droit international du travail.

En l'espèce, l'Etat est intervenu et a annulé une convention collective qui avait été conclue entre le syndicat Tüm Bel Sen et la municipalité de Gaziantep et qui était en vigueur depuis deux ans. Pareille ingérence constitue une violation de l'article 11.

Aux paragraphes 43 et 44 de l'arrêt, la Cour recherche si cette ingérence est justifiée et nécessaire dans une société démocratique. Or, au paragraphe 46, elle conclut qu'il y a eu violation de l'article 11 au motif que l'Etat défendeur n'a pas satisfait à son obligation positive.

Nous estimons que pour constater la violation de l'article 11, il eût fallu se fonder sur le fait que l'ingérence de l'Etat était injustifiée car non nécessaire dans une société démocratique.

2. Les fonctionnaires jouissent-ils de droits syndicaux englobant le droit de mener des négociations collectives ? La dernière phrase du paragraphe 2 de l'article 11 permet aux Etats d'imposer des restrictions légitimes à l'exercice, par les membres des forces armées, de la police ou de l'administration de l'Etat, des droits reconnus dans l'article.

Ainsi, les restrictions doivent avant tout être " légitimes ", c'est-à-dire être prévues par la loi, et se limiter à l' " exercice " des droits en question. Elles ne doivent pas porter atteinte à l'essence des droits.

L'article 11 mentionne trois catégories de personnes pouvant faire l'objet de telles restrictions. S'il est généralement admis que les droits syndicaux des membres des forces armées et de la police peuvent être restreints, il n'y a pas de réponse claire à la question de savoir si ces restrictions peuvent également être imposées aux membres de l' " administration de l'Etat " ou si cette catégorie de fonctionnaires est différente et jouit de la plénitude des droits reconnus à l'article 11.

L'article 22 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, dont le libellé est similaire à celui de l'article 11 de la Convention, mentionne uniquement les membres des forces armées et de la police sans faire aucune référence aux membres de la fonction publique.

En revanche, le paragraphe 2 de l'article 8 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, qui porte sur le même objet, englobe les membres de la fonction publique dans les catégories de personnes pouvant être soumises à des restrictions.

L'article 5 de la Charte sociale européenne dispose que des limitations peuvent être imposées à la police ainsi qu'aux membres des forces armées. Il ne fait aucune référence aux membres de l'administration.

La convention n° 98 de l'OIT, à laquelle la Turquie est partie, indique en son article 6 que la convention ne s'applique pas aux fonctionnaires publics. Cependant, la commission d'experts de l'OIT, dans son Etude d'ensemble de 1994, a souligné la nécessité d'interpréter l'article 6 de manière restrictive et a établi la distinction suivante : " d'une part, les fonctionnaires dont les activités sont propres à l'administration de l'Etat (...) qui peuvent être exclus du champ d'application de la convention ; d'autre part, toutes les autres personnes employées par le gouvernement, les entreprises publiques ou les institutions publiques autonomes qui devraient bénéficier des garanties de la convention ".

En l'espèce, il est clair que les membres du syndicat Tüm Bel Sen, y compris les fonctionnaires de diverses localités, relèvent de la seconde catégorie. Ils doivent donc, à notre avis, être autorisés à exercer l'ensemble des droits prévus à l'article 11.